Dix-sept
LE DOSSIER DES SORCIÈRES MAYFAIR
PARTIE V
La famille Mayfair de 1689 à 1900
Récit abrégé d’Aaron Lightner
Après la mort de Petyr Van Abel, Stefan Franck décida qu’il n’y aurait plus, de son vivant, aucun contact direct avec les sorcières Mayfair. Cette décision fut prorogée par ses successeurs, Martin Geller et Richard Kramer.
Aux demandes de nombreux membres de tenter un nouveau contact, la réponse du bureau directeur fut toujours négative, à l’unanimité, et cette mesure de précaution resta en vigueur jusqu’au début du XXe siècle.
Toutefois, l’ordre continua à enquêter, de loin, sur la famille Mayfair. Il glanait ses informations auprès d’habitants de la colonie qui ignoraient les motifs et le but de ces recherches.
METHODES DE RECHERCHE
Pendant ces quelques siècles, le Talamasca développa tout un réseau d’« observateurs », dans le monde entier, qui envoyaient à la maison mère toutes sortes d’articles de journaux et lui rapportaient les rumeurs qui couraient. A Saint-Domingue, plusieurs personnes étaient chargées de ce travail, dont des marchands hollandais qui croyaient ces renseignements d’ordre purement financier et des résidents auxquels on disait simplement qu’il y avait en Europe des gens qui payaient cher pour obtenir des informations sur la famille Mayfair. A l’époque, les enquêteurs professionnels comparables aux détectives privés du XXe siècle n’existaient pas. Le Talamasca parvint de cette manière à collecter une énorme quantité d’informations.
Les informations concernant l’héritage des Mayfair furent obtenues par des voies détournées, et probablement illégales, notamment par le biais d’employés de banque que l’on gratifia de pots-de-vin en échange des services rendus. Bien qu’un peu plus scrupuleux à l’époque qu’aujourd’hui, le Talamasca a toujours recouru à de tels moyens. L’excuse invoquée était, et est toujours, que les archives ainsi constituées seraient par la suite consultées à divers titres par des dizaines de personnes. Quoi qu’il en soit, il n’a jamais subtilisé de lettres personnelles ni violé des domiciles ou des bureaux.
De temps à autre, nous avons obtenu la preuve que les Mayfair connaissaient notre existence. Un observateur au moins, un Français travaillant à l’époque comme contremaître dans la plantation Mayfair de Saint-Domingue, mourut de mort violente et suspecte. Cet incident nous a poussés à prendre davantage de mesures de précaution, ce qui a réduit la quantité d’informations que nous avons pu nous procurer les années qui ont suivi.
A PROPOS DU RECIT QUE VOUS ALLEZ LIRE
L’histoire qui suit est un résumé fondé sur toutes les notes et les documents collectés, dont plusieurs récits fragmentaires antérieurs. Un inventaire complet de ces documents est fixé sur les boîtes de documents entreposées dans nos archives de Londres.
J’ai commencé à me familiariser avec cette histoire en 1945, à mon entrée au Talamasca, avant d’être directement impliqué dans le dossier des sorcières Mayfair. J’ai achevé la première « version complète » de cette biographie en 1956. Depuis lors, je n’ai cessé de la mettre à jour. J’en ai effectué une révision complète en 1979 lorsque toute l’histoire, rapports de Petyr Van Abel inclus, a été saisie sur le système informatique du Talamasca. Cette technique moderne a facilité la mise à jour régulière du dossier par la suite.
Aaron Lightner, janvier 1989
L’HISTOIRE CONTINUE
Charlotte Mayfair Fontenay a vécu près de soixante-dix ans. A sa mort, en 1743, elle avait cinq enfants et dix-sept petits-enfants. Maye Faire est restée toute sa vie la plantation la plus prospère de Saint-Domingue. Plusieurs de ses petits-enfants sont retournés en France et leurs descendants ont péri pendant la Révolution française.
L’aîné de Charlotte, fils de son époux Antoine, n’hérita pas de la maladie de son père. En pleine santé, il se maria et donna sept enfants à sa femme. Au décès de sa mère, il n’hérita de la plantation que sur le papier. En fait, c’est sa sœur Jeanne-Louise, née neuf mois après la mort de Petyr, qui en fut la véritable héritière.
Toute sa vie, Antoine Fontenay III s’inclina devant la volonté de Jeanne-Louise et de son frère jumeau, Peter. Il n’est pas douteux que, le teint clair, les cheveux châtains et les yeux pâles, tous deux étaient les enfants de Petyr Van Abel.
Après la mort de son mari infirme, Charlotte mit au monde deux autres garçons, La rumeur leur attribue deux pères différents. Les deux garçons émigrèrent en France à l’âge adulte sous le nom de Fontenay.
Sur tous les documents officiels, Jeanne-Louise conserva le nom de Mayfair malgré son mariage avec un ivrogne aux mœurs dissolues. Le véritable compagnon de toute sa vie fut son frère Peter qui resta célibataire et mourut quelques heures avant elle, en 1771. Personne ne mit jamais en question le fait qu’elle se faisait appeler Mayfair car elle avait déclaré qu’il s’agissait d’une tradition familiale. Sa fille Angélique allait faire de même.
Charlotte porta jusqu’à sa mort le collier d’émeraude remis par sa mère. Il alla ensuite à Jeanne-Louise qui, à son tour, le transmit à Angélique, son cinquième enfant, née en 1725. A la naissance de celle-ci, le mari de Jeanne-Louise était un homme dément confiné dans une petite maison de la propriété qui, scion les descriptions qui en ont été faites, serait la maison où Petyr avait été retenu prisonnier des années auparavant.
Il est peu probable, que cet homme fût le père d’Angélique. Il serait plus raisonnable de penser, sans certitude totale, qu’Angélique était la fille de Jeanne-Louise et de son frère Peter.
La petite fille appelait son oncle « papa » devant tout le monde et les domestiques disaient qu’elle tenait Peter pour son père et n’avait jamais connu l’homme de la petite maison qui, les dernières années de sa vie, était enchaîné comme un animal sauvage. Il convient de faire remarquer que les traitements infligés au pauvre fou n’étaient pas considérés comme cruels ou inhabituels par l’entourage.
La rumeur dit également que Jeanne-Louise et Peter partageaient un appartement constitué de chambres et de salons communiquant, qui avait été ajoutés à la vieille maison coloniale peu après le mariage de Jeanne-Louise.
Quelles que soient les rumeurs courant sur les habitudes secrètes de la famille, il est certain que Jeanne-Louise exerçait sur tous le même pouvoir que sa mère. Elle tenait ses esclaves sous sa coupe grâce à son immense générosité et à la grande attention qu’elle leur consacrait, à une époque où le contraire était pratique courante.
Jeanne-Louise est décrite comme une femme exceptionnellement belle, très admirée et très courtisée. On ne l’a jamais qualifiée de mauvaise, de sinistre ni de sorcière. Les gens contactés par le Talamasca du vivant de Jeanne-Louise ignoraient tout des origines européennes de la famille.
Il n’était pas rare que des esclaves en fuite viennent la trouver pour implorer son intervention auprès de leur maître cruel. Et, bien souvent, elle les rachetait, gagnant ainsi leur fidélité indéfectible. A Maye Faire, elle édictait ses propres lois et elle a fait exécuter plus d’un esclave qui lui avait été déloyal. Néanmoins, le dévouement de ses esclaves à son égard était légendaire.
Angélique, enfant préférée de Jeanne-Louise, était tout entière dévouée à sa grand-mère, Charlotte. Elle se trouvait du reste auprès d’elle quand la vieille femme avait rendu son dernier soupir.
La nuit de la mort de Charlotte, une fantastique tempête s’éleva autour de Maye Faire et ne s’éteignit qu’aux premières heures du lendemain. C’est à ce moment-là qu’un des frères d’Angélique fut retrouvé mort.
Angélique épousa en 1755 un planteur très beau et riche répondant au nom de Vincent Saint Christophe. Cinq ans plus tard, elle donna le jour à Marie-Claudette Mayfair, qui épousa Henri-Marie Landry et fut la première sorcière Mayfair à s’installer en Louisiane.
Marie-Claudette était d’une grande beauté et ressemblait autant, physiquement, à son père qu’à sa mère. Les cheveux très sombres, les yeux bleus, elle était petite et délicate. Son mari était un bel homme, ce qui faisait dire que les femmes Mayfair se mariaient pour la beauté mais jamais pour l’argent ou par amour.
Les caractéristiques attribuées à la famille du vivant de Charlotte, de Jeanne-Louise, d’Angélique et de Marie-Claudette étaient la respectabilité, la fortune et le pouvoir. La fortune des Mayfair était légendaire dans toutes les Caraïbes et tout litige avec la famille se terminait violemment. On disait qu’affronter les Mayfair portait malheur.
Les esclaves considéraient ces quatre femmes comme des sorcières puissantes. Ils allaient les voir quand ils étaient malades et croyaient que leurs maîtresses « savaient » tout.
Mais rien n’indique que des personnes autres que les esclaves prenaient cela au sérieux. Ni que les sorcières Mayfair provoquaient suspicion et peur chez leurs pairs. La prééminence de la famille resta sans partage. Les gens se disputaient les invitations à la plantation, où les réceptions étaient fréquentes et somptueuses. Entrer dans la famille par le mariage était très recherché.
Les hommes de la famille, alors que la législation française les y autorisait, ne cherchèrent jamais à prendre le contrôle de la fortune ou de la plantation. Au contraire, ils acceptaient la domination des femmes désignées. Les registres financiers et les rumeurs prouvent qu’ils étaient immensément riches.
Pendant toute cette période, la famille fut catholique. Elle soutenait l’Église catholique de Saint-Domingue, et un fils de Pierre Fontenay, le beau-frère de Charlotte, fut même ordonné prêtre. Deux femmes entrèrent au Carmel et l’une d’elles fut exécutée pendant la Révolution française avec tous les membres de sa congrégation.
L’argent gagné par la famille pendant toutes ces années où son café, son sucre et son tabac inondaient l’Europe et l’Amérique du Nord était le plus souvent déposé dans des banques étrangères. La fortune familiale était fantastique, même pour les multimillionnaires d’Hispaniola, et semblait comprendre également des quantités faramineuses d’or et de bijoux. Cela était peu commun pour une famille de planteurs, dont les fortunes sont habituellement terriennes et qui font facilement faillite.
Ainsi, la famille Mayfair survécut à la révolution haïtienne en conservant une fortune immense alors que toutes ses propriétés sur l’île étaient irrémédiablement perdues.
Ce fut Marie-Claudette qui établit le testament Mayfair en 1789, juste avant la révolution qui força la famille à quitter Saint-Domingue. Ses parents étaient déjà morts. Une fois établie en Louisiane, Marie-Claudette fit une nouvelle mouture du testament après avoir transféré une bonne part de son argent des banques de Hollande et de Rome vers celles de Londres et de New York.
LE TESTAMENT
Le testament est constitué d’une série de dispositions extrêmement compliquées prises auprès des établissements bancaires détenant l’argent de la famille. Ces dispositions sont telles que la fortune ne peut être affectée par aucun droit successoral d’aucun pays. Elles prévoient que l’essentiel des avoirs et des biens de la famille sont entre les mains d’un seul membre de chaque génération, cet héritier étant désigné par le bénéficiaire vivant. Il est également prévu que, si le bénéficiaire meurt sans avoir désigné son héritier, la fortune revient à l’aînée de ses filles. En l’absence de descendant de sexe féminin, l’héritage passe à un homme. En outre, la bénéficiaire est libre de désigner un héritier de sexe masculin.
A la connaissance du Talamasca, aucun bénéficiaire de la succession n’est jamais décédé avant d’avoir désigné son héritier ou, plutôt, son héritière, puisque l’heureux élu n’a encore jamais été un homme. Rowan Mayfair, la plus jeune sorcière Mayfair en vie, a été désignée à sa naissance par sa mère, Deirdre, qui, elle-même, avait été désignée par sa mère Antha, elle-même désignée par Stella, etc.
Mais le testament n’oublie pas les autres enfants de la bénéficiaire (frères et sœurs de l’héritière) de chaque génération, la part attribuée aux femmes étant généralement le double de celle des hommes. Quoi qu’il en soit, aucun membre de la famille ne peut hériter s’il ne porte pas le nom de Mayfair, en public et en privé. Lorsque la loi lui interdisait cette pratique, l’héritière portait le nom de façon coutumière.
Le testament d’origine comporte également des dispositions complexes concernant les Mayfair destitués réclamant de l’aide, pour autant qu’ils aient toujours porté le nom et descendent de ceux qui l’ont porté. La bénéficiaire a par ailleurs la faculté de céder jusqu’à 10 pour 100 de l’héritage à des Mayfair qui ne sont pas ses enfants mais, encore une fois, s’ils ne portent pas le nom ces dispositions sont nulles et non avenues.
Au cours du XXe siècle, nombreux ont été les « cousins » qui ont reçu de l’argent de l’héritage, principalement par Mary Beth et sa fille Stella mais aussi par Deirdre, dont la fortune était gérée par Cortland Mayfair. La plupart d’entre eux sont maintenant « riches », ce type de legs s’étant généralement fait sous forme d’investissement ou de participation dans des affaires approuvées par la bénéficiaire ou son administrateur.
Le Talamasca a recensé à ce jour quelque cinq cent cinquante descendants portant le nom de Mayfair, dont une bonne moitié connaît le noyau de la famille installé à La Nouvelle-Orléans et est plus ou moins au courant du testament.
LES DESCENDANTS
Le Talamasca a enquêté sur bon nombre des descendants. Il a découvert que beaucoup possèdent des dons parapsychiques, la plupart modérés et quelques-uns exceptionnels. Au sein de la famille, on ne craint pas de dire que les ancêtres de Saint-Domingue étaient des « sorcières », des « maîtresses du diable », qu’elles lui avaient vendu leur âme et que le diable était ainsi à l’origine de la richesse de la famille.
Ces légendes sont le plus souvent racontées avec humour, par dérision en quelque sorte, mais aussi avec admiration et curiosité. Mais la majorité des descendants contactés par le Talamasca ne sait rien de vraiment concret sur son histoire, même s’il lui arrive de plaisanter en disant par exemple : « Nos ancêtres ont été brûlées sur un bûcher en Europe » ou : « Nous appartenons à une longue lignée de sorcières. »
Il n’est pas rare que ces gens aient été mêlés à des phénomènes de fantômes, de préconnaissance, de « coups de téléphone avec les morts » et de télékinésie. Des Mayfair ne connaissant pratiquement pas la famille de La Nouvelle-Orléans ont été impliqués dans pas moins de dix histoires de revenants qui ont été relatées dans divers livres. Trois Mayfair aux liens de parenté éloignés ont manifesté des pouvoirs fantastiques. Mais rien n’indique qu’ils les aient compris ou utilisés à quelque fin. A notre connaissance, ils n’ont aucun lien avec les sorcières, le testament, le collier d’émeraude ou Lasher.
On dit que tous les Mayfair « sentent » quand la bénéficiaire de l’héritage meurt.
Les descendants de la famille craignent Carlotta Mayfair, la « tutrice » de la bénéficiaire actuelle, Deirdre Mayfair, et la considèrent comme une « sorcière ». Mais, dans ce cas précis, le terme est plutôt pris dans son sens vernaculaire pour qualifier une femme désagréable que par allusion au surnaturel.
RESUME DES DOCUMENTS SE RAPPORTANT
A LA PERIODE DE SAINT-DOMINGUE
Pour en revenir aux caractéristiques de la famille des années 1700, on peut indéniablement parler de force, de réussite, de fortune, de longévité et d’amitiés durables. Les sorcières de cette époque semblent avoir parfaitement su contrôler Lasher. Mais, pour être honnêtes, nous ignorons si cela est vrai. En fait, nous dirons plutôt que nous n’avons aucune preuve du contraire. Aucune vision spécifique de Lasher n’a été relatée, aucun événement tragique n’a frappé la famille.
Les seules preuves d’intervention surnaturelle sont les accidents subis par les ennemis de la famille, l’accumulation de bijoux et d’or par la famille et les innombrables récits d’esclaves quant à l’omnipotence ou l’infaillibilité de leurs maîtresses. Toutefois, il convient ici de prendre le mot « preuve » avec précaution.
LA FAMILLE MAYFAIR EN LOUISIANE AU XIXe SIECLE
Plusieurs jours avant la révolution haïtienne (la seule révolte d’esclaves réussie de l’histoire), Marie-Claudette fut avertie par ses esclaves que sa famille et elle risquaient de se faire massacrer. Avec ses enfants, son frère Lestan, la femme et les enfants de ce dernier, son oncle Maurice, les deux fils de celui-ci, leurs femmes et leurs enfants, elle s’enfuit sans grande difficulté en emportant une quantité fabuleuse de biens personnels. Une véritable caravane de chariots quitta Maye Faire pour le port voisin. Près de cinquante esclaves, dont la moitié environ de métis probablement issus des hommes Mayfair, partirent pour la Louisiane avec la famille.
Dès leur arrivée en Louisiane, pratiquement, le Talamasca fut en mesure de recueillir des informations supplémentaires sur les sorcières Mayfair car, à partir de ce moment-là, la famille devint plus « visible » pour les gens. Arrachée à sa situation quasi féodale et à l’isolement qui était le sien à Saint-Domingue, elle se trouva brutalement en contact direct avec d’innombrables personnes nouvelles, dont des négociants, des ecclésiastiques, des marchands d’esclaves, des courtiers, des responsables coloniaux, pour n’en citer que quelques-uns. Sans compter que la fortune des Mayfair et leur soudaine entrée en scène, si l’on peut dire, éveillèrent la curiosité de tous.
Le progrès que connut le XIXe siècle, par ailleurs, contribua inévitablement à l’augmentation du flux d’informations. L’accroissement des journaux et des périodiques, la tenue systématique de dossiers détaillés et l’invention de la photographie facilitèrent grandement la compilation de récits anecdotiques plus détaillés sur la famille.
La transformation de La Nouvelle-Orléans en une ville portuaire fourmillante et prospère créa un environnement dans lequel des dizaines de personnes purent être questionnées sur les Mayfair sans que personne ne nous remarquât.
Il convient de noter, néanmoins, que, tout au long de notre étude minutieuse, si les Mayfair semblent avoir connu des changements radicaux au XIXe siècle, il se peut de la même façon que ce soient seulement nos méthodes d’investigation qui aient changé. A partir de cette période, nous avons pu en apprendre davantage sur ce qui se passait à huis clos.
Quoi qu’il en soit, les sorcières des années 1800, à l’exception de Mary Beth qui naquit en 1872, paraissent avoir été bien plus faibles que celles qui dominèrent la famille à Saint-Domingue. En effet, il se peut que leur déclin manifeste au XXe siècle ait débuté dès la guerre de Sécession. Mais, comme nous allons le voir, la situation est bien plus compliquée qu’il n’y paraît.
Les changements d’attitudes et, d’une manière générale, de mœurs, jouèrent un rôle prépondérant dans le déclin des sorcières. En d’autres termes, tandis que la famille devenait moins aristocratique et féodale et plus « civilisée » ou « bourgeoise », il se peut que ses membres ait un peu perdu de vue les questions de testament et de pouvoirs.
La psychiatrie moderne semble également avoir joué un rôle dans l’inhibition et la confusion des sorcières Mayfair. C’est un sujet que nous traiterons plus avant quand nous aborderons le XXe siècle.
Mais, dans la majorité des cas, nous ne pouvons qu’émettre des hypothèses. Même lorsqu’un contact direct a été établi entre les sorcières et notre ordre, au XXe siècle, nous n’en avons pas appris autant que nous l’avions espéré. Cela dit…
L’HISTOIRE CONTINUE…
En arrivant à La Nouvelle-Orléans, Marie-Claudette installa sa famille dans une grande maison de la rue Dumaine et acheta immédiatement une énorme plantation à Riverbend, au sud de la ville. Elle y fit bâtir une maison encore plus grande et plus luxueuse qu’à Saint-Domingue. Cette plantation reçut le nom de La Victoire à Riverbend mais, par la suite, on l’appela simplement Riverbend. La bâtisse elle-même a été emportée par le fleuve en 1896 mais la majeure partie des terres appartient toujours aux Mayfair. Une raffinerie de pétrole y est aujourd’hui implantée.
Maurice Mayfair, oncle de Marie-Claudette, y vécut jusqu’à la fin de ses jours mais ses deux fils achetèrent des plantations adjacentes et vécurent donc très proches de leur cousine. Quelques-uns de leurs descendants y restèrent jusqu’en 1890 mais beaucoup d’autres s’établirent à La Nouvelle-Orléans. Ils engendrèrent un nombre croissant de « cousins » qui furent une constante dans la vie des Mayfair pendant les cent années qui suivirent.
Un grand nombre de dessins de la maison de Marie-Claudette et même plusieurs photos ont paru dans de vieux livres aujourd’hui épuisés. Elle était gigantesque, même pour l’époque, et, préfigurant l’ostentatoire style Renaissance classique, elle était d’une architecture coloniale simple, avec des colonnes ordinaires, un toit bizarre et des galeries, très analogue à celle de Saint-Domingue.
Marie-Claudette connut exactement la même réussite en Louisiane qu’à Saint-Domingue. Elle avait abandonné la culture du café et du tabac mais poursuivait celle du sucre. Elle avait acheté de plus petites plantations pour chacun des fils de Lestan et faisait de somptueux cadeaux à leurs enfants et petits-enfants.
Dès les premières semaines qui suivirent son arrivée, la famille fut considérée avec un respect mêlé de crainte et une certaine suspicion. Marie-Claudette, qui faisait peur aux gens, provoqua très vite un certain nombre de litiges en établissant ses affaires en Louisiane et n’hésitait pas à menacer tous ceux qui se mettaient en travers de son chemin. Elle acheta pour ses champs quantité d’esclaves que, selon la tradition de ses ancêtres, elle traitait fort bien. Il en allait autrement pour les marchands, qu’il lui arrivait fréquemment de chasser de chez elle à coups de fouet en les traitant d’escrocs.
En peu de temps, elle fut considérée comme une sorcière par ses esclaves : on disait qu’on ne pouvait la tromper, qu’elle pouvait donner le « mauvais œil » et qu’elle avait un démon qu’elle pouvait envoyer aux trousses de ceux qui l’avaient doublée. Son frère Lestan, plus apprécié, entra rapidement dans le cercle des planteurs buveurs et joueurs de la région.
Henri-Marie Landry, époux de Marie-Claudette, était un individu de naturel aimable mais passif qui s’en remettait entièrement à sa femme. Il passait son temps à lire des revues de botanique venant d’Europe, à collectionner des fleurs rares, à dessiner des plans pour l’énorme jardin qu’il cultivait à Riverbend. Il mourut dans son lit en 1824 après avoir reçu l’extrême-onction.
En 1799, Marie-Claudette donna le jour au dernier de ses enfants, Marguerite, qu’elle désigna plus tard comme l’héritière et qui vécut dans l’ombre de sa mère jusqu’à la mort de celle-ci en 1831.
La vie de famille de Marie-Claudette alimentait les ragots. On disait que sa fille aînée, Claire-Marie, était faible d’esprit et qu’elle se promenait partout en chemise de nuit et racontait des choses étranges mais charmantes à qui voulait l’entendre. Elle voyait des fantômes auxquels elle parlait tout le temps, parfois en plein milieu d’un repas, au grand étonnement des convives.
Elle « savait » aussi des choses sur les gens et révélait ces secrets à des moments peu choisis. Elle restait en permanence à la maison et, bien que plus d’un homme fût tombé amoureux d’elle, sa mère ne l’autorisa jamais à se marier.
Le seul fils de Marie-Claudette, Pierre, ne fut jamais non plus autorisé à prendre une épouse. Il tomba amoureux deux fois et se soumit à la volonté de sa mère qui lui refusait le mariage. Sa seconde « fiancée secrète » tenta de se suicider après avoir été rejetée et, par la suite, Pierre ne sortit pratiquement plus du domaine, où il tenait la plupart du temps compagnie à sa mère.
Pierre était considéré comme une sorte de docteur par les esclaves, qu’il soignait avec divers remèdes et potions. Il étudia même quelque temps la médecine avec un vieux docteur aviné de La Nouvelle-Orléans. Mais cela ne donna pas grand-chose. Il était aussi passionné de botanique et passait le plus clair de son temps à entretenir le jardin et à dessiner des fleurs.
En 1820, Pierre ne fit aucun mystère d’avoir pris une maîtresse quarteronne, une jeune femme exquise qui aurait pu passer pour blanche, selon la rumeur. Il eut d’elle deux enfants, une fille qui s’installa dans le Nord, et un fils, François, né en 1825, qui resta en Louisiane et prit en charge plus tard la paperasserie de la famille établie à La Nouvelle-Orléans. Il était très distingué et il semble que les Mayfair lui aient voué une certaine affection, surtout les hommes qui venaient en ville pour affaires.
Apparemment, tous les membres de la famille aimaient Marguerite. A dix ans, on fit faire un portrait d’elle, avec le collier d’émeraude autour du cou. A partir de 1927, le tableau resta accroché à un mur de la maison de First Street, à La Nouvelle-Orléans.
De stature délicate, Marguerite avait une chevelure sombre et de grands yeux noirs. Considérée comme une beauté, ses nurses l’appelaient « la petite gitane ». Contrairement à sa sœur simple d’esprit et à son frère docile, elle avait un caractère fort et un sens de l’humour caustique et imprévisible.
A l’âge de vingt ans, contre l’avis de Marie-Claudette, elle épousa Tyrone Clifford McNamara, un chanteur d’opéra très beau, de naturel peu réaliste, qui faisait des tournées dans tous les États-Unis, se produisant dans les Opéras de New York, Boston, Saint Louis et d’autres. Ce fut après l’un de ses départs en tournée que Marguerite quitta La Nouvelle-Orléans pour Riverbend, où elle fut bien accueillie par sa mère. En 1827 et 1828, elle donna naissance à deux garçons, Rémy et Julien. Durant cette période, McNamara rentra fréquemment à la maison mais pour de brèves visites. A New York, Boston, Baltimore et ailleurs, il passait pour un fameux coureur de jupons, un buveur impénitent et un grand bagarreur. Mais, « ténor irlandais » très renommé à l’époque, il réunissait un important auditoire partout où il allait.
En 1829, Tyrone Clifford McNamara et une Irlandaise, probablement sa maîtresse, furent retrouvés morts après l’incendie d’une petite maison du quartier français, maison qu’il avait achetée pour cette femme. Les rapports de police et les articles de journaux de l’époque indiquent que le couple avait été asphyxié par la fumée tandis qu’il tentait d’échapper aux flammes.
On parla beaucoup de cet événement à La Nouvelle-Orléans, ce qui permit au Talamasca de recueillir plus d’informations sur la famille qu’il n’avait pu en obtenir depuis des années.
Un marchand du quartier français raconta à nos « témoins » que Marguerite avait envoyé son démon pour régler le sort de « ces deux-là » et que Marguerite en connaissait plus sur le vaudou que n’importe quel Noir de Louisiane. On disait qu’elle avait un autel vaudou dans sa maison, qu’elle confectionnait des onguents et des potions et qu’elle se promenait partout en compagnie de deux belles servantes quarteronnes, Marie et Virginie, et d’un cocher mulâtre répondant au nom d’Octavius.
Marie-Claudette était encore vivante mais ne sortait pratiquement plus. C’était Marguerite qui attirait l’attention partout où elle allait, son frère Pierre menant une vie très respectable, étant très discret sur sa maîtresse quarteronne et les enfants de l’oncle Lestan étant eux aussi très respectés et très aimés.
A l’approche de la trentaine, Marguerite avait déjà une silhouette décharnée et plutôt effrayante, avec ses cheveux mal soignés, ses yeux noirs luisants et un rire déconcertant qu’elle laissait éclater par moments. Elle portait toujours l’émeraude Mayfair.
Elle recevait marchands, courtiers et invités dans un immense bureau aux murs tapissés de livres et plein d’objets « horribles et dégoûtants » comme des crânes humains, des animaux empaillés, des trophées de safaris en Afrique et des tapis en peau de bête. Elle possédait un nombre incalculable de bocaux et de flacons mystérieux, dont les gens disaient qu’ils y avaient vu des morceaux de corps humain. Elle passait pour une grande collectionneuse de colifichets et d’amulettes fabriqués par des esclaves, tout spécialement ceux qui venaient d’être importés d’Afrique.
A l’époque, il y eut plusieurs cas de « possession » parmi ses esclaves, qui eurent pour conséquence la fuite d’esclaves témoins effrayés et la venue de prêtres à la plantation. Dans chacun des cas, la victime fut enchaînée et l’on tenta en vain de l’exorciser.
La rumeur disait qu’un de ces esclaves possédés était enchaîné dans une mansarde mais les autorités locales n’entreprirent jamais aucune enquête.
Au moins quatre témoins parlèrent du « mystérieux amant aux cheveux foncés » de Marguerite, un homme aperçu par ses esclaves dans ses appartements mais aussi dans sa suite de l’hôtel Saint Louis à son arrivée à La Nouvelle-Orléans et dans sa loge de l’Opéra français. La façon mystérieuse dont il apparaissait et disparaissait intriguait tout le monde.
Cc furent les premiers témoignages sur Lasher en plus de cent ans.
Presque tout de suite après la mort de Tyrone Clifford McNamara, Marguerite se remaria avec un joueur sans le sou, du nom d’Arlington Kerr, qui disparut complètement six mois après le mariage. On sait uniquement de lui qu’il était « aussi beau qu’une femme », que c’était un ivrogne et qu’il jouait aux cartes toutes les nuits avec des compagnons de beuverie et le cocher mulâtre. Notons qu’on a plus souvent entendu parler de lui qu’on ne l’a vu. Ce personnage a-t-il réellement existé ?
Quoi qu’il en soit, il fut considéré comme le père légitime de Katherine Mayfair, née en 1830, bénéficiaire suivante du testament et première sorcière Mayfair depuis des générations à ne pas avoir connu sa grand-mère, Marie-Claudette étant morte l’année suivante.
Partout, les esclaves répandirent la rumeur selon laquelle Marguerite avait tué Arlington Kerr et réparti ses restes entre plusieurs bocaux. Mais aucune enquête ne fut menée et la version officielle de la famille fut qu’Arlington Kerr n’avait jamais pu s’adapter à la vie de planteur et avait quitté la Louisiane, aussi fauché qu’à son arrivée.
A partir de ses vingt ans. Marguerite eut la réputation d’assister aux bals des esclaves et même de danser avec eux. Il ne fait aucun doute qu’elle avait le pouvoir de guérison des Mayfair et aidait les femmes à accoucher. Mais, le temps passant, on commença à l’accuser de voler les bébés. Elle fut donc la première sorcière Mayfair que les esclaves craignaient et qu’ils finirent pas abhorrer.
Passé l’âge de trente-cinq ans, elle ne dirigea plus vraiment la plantation mais passa le flambeau à son cousin Augustin, un fils de son oncle Lestan, qui se révéla un excellent gestionnaire.
Vers quarante ans, Marguerite était devenue une « vieille sorcière » alors qu’elle aurait été une belle femme si elle avait simplement pris le soin de relever ses cheveux et de prêter plus d’attention à sa tenue vestimentaire.
Lorsque Julien, son fils aîné, eut quinze ans, il commença à diriger la plantation aux côtés de son cousin Augustin puis, petit à petit, tout seul. Au repas de son dix-huitième anniversaire, un malheureux « accident » se produisit avec un nouveau pistolet : Julien tira dans la tête du « pauvre oncle Augustin » et le tua.
Cela aurait pu être un véritable accident, tout indiquant que par la suite Julien resta « prostré de chagrin ». Mais on dit également que les deux hommes étaient en train de se disputer l’arme quand le coup était parti. Selon certains, Julien aurait mis en cause l’honnêteté d’Augustin, celui-ci aurait menacé de se faire sauter la cervelle et Julien aurait tenté de l’en empêcher. Selon d’autres, Augustin aurait accusé Julien d’un « crime contre la nature » avec un autre garçon, les deux hommes se seraient querellés, Augustin aurait sorti l’arme et Julien aurait essayé de la lui prendre.
Quoi qu’il en soit, personne ne fut accusé d’aucun crime et Julien devint l’administrateur incontesté de la plantation. Dès l’âge de quinze ans, il avait fait preuve d’excellentes dispositions dans ce domaine, restaurant l’ordre parmi les esclaves, et il doubla le rendement de l’exploitation en moins de dix ans. Toute sa vie, il resta le véritable administrateur de la propriété alors que c’était Katherine, sa plus jeune sœur, qui était l’héritière en titre.
Marguerite passa les trente dernières années de sa longue vie à lire dans la bibliothèque plein de choses « horribles et dégoûtantes ». Elle se tenait de longues conversations, seule devant un miroir, et parlait longuement avec ses plantes, dont beaucoup venaient du jardin créé par son père, Henri-Marie Landry.
Les esclaves finirent par la haïr et ne s’approchaient plus d’elle, à l’exception de ses quarteronnes Virginie et Marie. On disait que, vers la fin de sa vie, Virginie ne se gênait pas pour la malmener.
En 1859, une esclave fugitive raconta au curé que Marguerite lui avait volé son bébé et l’avait découpé pour le donner au diable. Le prêtre avertit les autorités locales et il y eut une enquête. Mais Julien et Katherine, très aimés et admirés par tout le monde, expliquèrent que la femme avait fait une fausse couche et que le fœtus avait été baptisé et enterré convenablement.
Quelles que soient les circonstances, Rémy, Julien et Katherine grandirent heureux et entourés d’un grand luxe, profitant de tout ce que La Nouvelle-Orléans d’avant-guerre leur offrait : le théâtre, l’opéra et des réjouissances privées en quantité.
Ils allaient fréquemment en ville tous les trois, avec juste une gouvernante quarteronne pour chaperon, descendaient dans une suite somptueuse de l’hôtel Saint Louis et dévalisaient les magasins à la mode avant de retourner dans leur campagne. Un scandale éclata lorsque Katherine voulut assister aux célèbres bals réservés aux quarteronnes, où les jeunes métisses dansaient avec leurs soupirants blancs. Elle y alla avec ses quarteronnes, fut présentée comme étant une métisse et trompa bien son monde. Avec ses cheveux très foncés, ses yeux noirs et son teint pâle elle n’avait rien d’africain, mais c’était le cas de nombreuses quarteronnes.
La vérité révélée causa un grand remue-ménage. Les jeunes gens blancs qui avaient dansé avec elle en la croyant de « couleur » se sentirent humiliés et outragés mais Katherine, Julien et Rémy trouvèrent cela très amusant. Julien dut même se battre en duel et blessa grièvement son adversaire.
En 1857, alors que Katherine avait dix-sept ans, ses frères et elle achetèrent un terrain à Garden District, dans First Street, et louèrent les services de Darcy Monahan, l’architecte irlandais, pour y construire une maison. L’idée venait probablement de Julien, qui désirait un pied-à-terre en ville.
Katherine et Darcy Monahan tombèrent follement amoureux l’un de l’autre et Julien, terriblement jaloux de sa sœur, ne l’autorisa pas à se marier si jeune. Une gigantesque querelle de famille s’ensuivit. Julien quitta Riverbend pour s’installer dans un appartement du quartier français avec un compagnon dont il savait seulement qu’il venait de New York. Il était très beau et si dévoué à Julien que les gens murmuraient qu’ils étaient amants.
La rumeur précise que Katherine s’installa à La Nouvelle-Orléans pour vivre seule avec Darcy Monahan dans la maison de First Street, encore inachevée, et que les deux amants se juraient un amour éternel dans des chambres sans toit ou dans le jardin en friche. Julien, de plus en plus furieux, implora sa mère, Marguerite, d’intervenir, mais celle-ci ne s’intéressait pas à la question.
Pour finir, Katherine menaça de s’enfuir si l’on n’accédait pas à son souhait et Marguerite donna son approbation officielle à un mariage religieux en petit comité. Sur un daguerréotype pris à l’issue de la cérémonie, Katherine porte l’émeraude Mayfair.
Katherine et Darcy s’installèrent dans la maison de First Street en 1858 et Monahan devint l’architecte le plus à la mode des beaux quartiers de La Nouvelle-Orléans. De nombreux témoins firent l’éloge de la beauté de Katherine et du charme de Darcy et racontèrent que les bals qu’ils donnaient dans leur nouvelle maison étaient très réussis.
En 1859, Katherine donna le jour à un garçon prénommé Clay puis eut trois autres enfants qui moururent en bas âge. En 1865, elle mit au monde un autre garçon, Vincent, puis deux autres enfants morts en bas âge.
On dit que la perte de ces enfants lui brisa le cœur, qu’elle tint leur mort pour un jugement de Dieu et que, de jeune fille gaie et pleine de vivacité, elle devint une femme manquant d’assurance et désespérée. Néanmoins, sa vie avec Darcy semble avoir été riche et pleine. Elle l’aimait beaucoup et lui apportait tout son soutien dans son travail.
Précisons ici que la guerre de Sécession n’avait affecté en rien la famille Mayfair et sa fortune. La Nouvelle-Orléans fut très vite conquise et occupée et échappa donc aux bombardements et aux incendies. De plus, les Mayfair avaient bien trop d’argent en Europe pour que l’occupation ou les fluctuations économiques de la Louisiane aient des effets sur eux.
Cette vie heureuse prit fin en 1871, lorsque Darcy mourut de la fièvre jaune. Katherine, le cœur brisé et à demi folle, supplia son frère Julien de venir habiter chez elle. Vivant alors dans son appartement du quartier français, il accourut immédiatement et mit les pieds pour la première fois dans la maison depuis qu’elle était achevée.
Julien resta alors avec Katherine nuit et jour pendant que les domestiques s’occupaient des enfants délaissés. Il dormait avec elle dans la chambre de maître au-dessus de la bibliothèque, dans la partie nord de la maison, et même les passants entendaient Katherine pleurer et se lamenter en permanence sur la mort de Darcy et de ses bébés.
A deux reprises, elle tenta de s’empoisonner. Les domestiques racontèrent que des médecins arrivèrent précipitamment dans la maison, lui administrèrent des antidotes, la forcèrent à marcher alors qu’elle était à demi inconsciente et ne tenait pas sur ses jambes et que Julien, désespéré, était incapable de retenir ses larmes.
Finalement, Julien ramena Katherine et les deux garçons à Riverbend et, en 1872, Katherine mit au monde Mary Beth Mayfair, qui fut baptisée comme la fille de Darcy Monahan. Née dix mois et demi après la mort de Darcy, elle était plus vraisemblablement la fille de Julien.
Tout le monde savait que Julien et Katherine dormaient dans le même lit et que Katherine n’avait pu avoir d’amant après la mort de Darcy puisqu’elle n’était jamais sortie de la maison, sauf pour retourner à la plantation.
Mais il semble que les pairs des Mayfair n’aient jamais accordé de crédit à cette histoire. Non seulement Katherine était respectable à tous autres égards, mais elle était fabuleusement riche et généreuse, ce qui la faisait apprécier de tous. Elle n’hésitait pas à donner de l’argent à ses parents et amis que la guerre avait ruinés. Ses tentatives de suicide suscitèrent donc une grande compassion de la part de tous. L’influence financière de la famille était incommensurable à l’époque et Julien était très populaire dans la haute société de La Nouvelle-Orléans. Ainsi, le vieux scandale des bals de quarteronnes fut bientôt oublié et il est fort peu probable qu’il ait eu un impact sur la vie privée ou publique des Mayfair.
La Katherine de 1872 est décrite comme toujours jolie malgré ses cheveux prématurément gris et comme une personne enjouée et engageante qui s’attache facilement les gens. Une ravissante ferrotypie bien conservée la montre assise avec un bébé endormi sur les genoux et ses deux petits garçons à côté d’elle. Elle semble en bonne santé et arbore une expression très sereine : une femme séduisante avec une légère tristesse dans les yeux. Elle ne porte pas l’émeraude Mayfair.
Tandis que Mary Beth et ses frères aînés, Clay et Vincent, étaient élevés à la campagne, le frère de Julien, Rémy Mayfair, et sa femme – une petite-fille de Lestan Mayfair – prirent possession de la maison Mayfair et y vécurent pendant des années. Ils eurent trois enfants portant tous le nom de Mayfair, dont deux ont des descendants en Louisiane.
Ce fut pendant cette période que Julien commença à faire des visites à First Street, pour finalement installer son bureau dans la bibliothèque. Deux murs de la pièce étaient couverts de rayonnages où il conservait les archives familiales restées jusque-là à la plantation. Julien adorait les livres, les classiques autant que les romans populaires. Ses auteurs favoris étaient Nathaniel Hawthorne, Edgar Allan Poe et Charles Dickens.
Il semble que des disputes avec Katherine l’aient poussé à s’installer en ville. Mais il ne négligeait pas pour autant ses devoirs à Riverbend. S’il retournait souvent à la plantation, c’était pour sa nièce (ou sa fille) Mary Beth qu’il comblait de cadeaux et emmenait passer les week-ends à La Nouvelle-Orléans. Cette dévotion ne l’empêcha pas de se marier en 1875 avec une cousine Mayfair d’une grande beauté, une descendante de Maurice.
Elle s’appelait Suzette, et Julien l’aimait tellement qu’il commanda pas moins de dix portraits d’elle les premières années de leur mariage. Ils vivaient dans la maison de First Street en totale harmonie avec Rémy et sa famille ; sans doute parce que Rémy était en tout point soumis à Julien.
Il semble que Suzette ait beaucoup aimé la petite Mary Beth, en plus des quatre enfants qu’elle eut les cinq années qui suivirent : trois garçons et une fille prénommée Jeannette.
Katherine ne retourna jamais de son propre gré dans la maison de First Street, qui lui rappelait trop Darcy. Lorsque, très âgée, elle fut contrainte d’y retourner, sa santé mentale en fut très affectée. A la fin du siècle, elle n’était plus qu’une pauvre silhouette décharnée, toujours vêtue de noir et errant dans les jardins à la recherche de son Darcy.
De toutes les sorcières Mayfair étudiées à ce jour, elle fut indubitablement la plus faible et la moins importante. Ses enfants Clay et Vincent étaient tous deux très respectables mais quelconques. Ils se marièrent tôt et eurent de nombreux enfants. Leurs descendants vivent aujourd’hui à La Nouvelle-Orléans.
Katherine passait le plus clair de son temps auprès de sa mère, Marguerite, qui, au fil des ans, devenait de plus en plus singulière. Un visiteur, dans les années 1880, la qualifia d’« impossible », de vieille femme qui errait jour et nuit en habits de dentelle blanche tachés et passait des heures à lire tout haut dans la bibliothèque, d’une voix monocorde épouvantable. Elle insultait les gens à tout propos, avait une nette préférence pour sa nièce Angéline (la fille de Rémy) et sa fille Katherine et confondait toujours ses petits-fils Clay et Vincent avec leurs oncles Julien et Rémy.
Elle ne mourut qu’à l’âge de quatre-vingt-dix-neuf ans, Katherine en ayant alors soixante et un.
Hormis l’inceste, courant dans la famille depuis Jeanne-Louise et Peter, aucune rumeur ne courait concernant Katherine.
Les serviteurs noirs, esclaves ou affranchis, ne l’ont jamais crainte et il n’y eut durant cette période aucune vision d’un mystérieux amant aux cheveux noirs. Rien ne prouve non plus que Darcy Monahan soit mort d’autre chose que de la fièvre jaune.
Les membres du Talamasca se sont toujours demandé si Julien ne fut pas en fait le « sorcier » de toute cette période. Peut-être était-il le seul médium naturel de sa génération car, tandis que Marguerite vieillissait, il commença à manifester son pouvoir. On suppose également que Katherine était un médium naturel mais qu’elle avait rejeté ce rôle lorsqu’elle était tombée amoureuse de Darcy. Ce serait la raison pour laquelle Julien aurait été si opposé à son mariage. Car il connaissait les secrets de la famille.
Il est donc indispensable d’étudier Julien en détail. Dans les années 50, nous avons recueilli des informations formidables à son sujet. Les documents le concernant sont très nombreux ; trois de ses portraits à l’huile sont exposés dans des musées américains et un à Londres.
Les cheveux noirs de Julien devinrent complètement blancs alors qu’il était encore relativement jeune. Les nombreux portraits et photos de lui montrent un homme d’une présence et d’un charme considérables et d’une grande beauté. Certains ont dit qu’il ressemblait à son père, le chanteur d’opéra Tyrone Clifford McNamara.
Mais certains membres du Talamasca trouvent qu’il ressemble fortement à ses aïeux Deborah Mayfair et Petyr Van Abel qui, en revanche, ne se ressemblaient pas du tout. Il a la haute taille, le profil et les yeux bleus de Petyr mais aussi les pommettes délicates et la bouche de Deborah. Sur certains de ses portraits, son expression est curieusement semblable à celle de Deborah.
On dirait que ce portraitiste du XIXe siècle connaissait le Rembrandt de Deborah – ce qui était impossible puisqu’il n’a jamais quitté notre chambre forte – et qu’il a sciemment cherché à imiter la « personnalité » fixée sur la toile par le maître. Il convient d’ajouter que sur nombre de photos, malgré son air sévère imposé par les conventions photographiques de l’époque, Julien sourit.
Il s’agit d’un sourire à la Mona Lisa, mais tout de même d’un sourire. On a l’impression que Julien trouvait les « prises de vues » amusantes. Sur les photos prises vers la fin de sa vie, au XXe siècle, il sourit toujours mais de façon bien plus franche et généreuse, et semble tout simplement heureux.
Nul doute que Julien fut le chef de famille toute sa vie, régissant plus ou moins celle de ses nièces, de ses neveux, de sa sœur Katherine et de son frère Rémy.
Il était bien connu qu’il suscitait crainte et confusion chez ses ennemis. On a raconté que, au cours d’une dispute, il avait enflammé les vêtements d’un homme. Le feu fut rapidement éteint et l’homme guérit de ses graves brûlures mais aucune action légale ne fut jamais entreprise contre Julien. En fait, personne, police locale incluse, ne crut à cette fable, et Julien se mettait à rire quand on lui posait des questions à ce sujet. Mais un témoin a par ailleurs raconté que Julien pouvait allumer un feu par le simple effet de sa volonté et que sa mère se moquait de lui à ce propos.
Jusqu’à cette époque, aucun Mayfair n’était jamais allé à l’école. Mais tous recevaient une excellente instruction privée. Julien eut plusieurs précepteurs dans sa jeunesse. L’un d’eux, un beau Yankee de Boston, fut retrouvé noyé dans un bayou près de Riverbend et l’on raconte que c’est Julien qui l’a étranglé et jeté à l’eau. Une fois de plus, il n’y eut aucune enquête et la famille Mayfair manifesta son indignation devant une telle calomnie. Les domestiques qui avaient fait courir ce bruit se rétractèrent aussitôt.
Ce maître d’école de Boston fut pour nous une formidable source d’informations. Il passait son temps à parler des étranges habitudes de Marguerite et de la peur qu’elle inspirait aux esclaves. C’est de lui que nous tenons la description des bocaux et des flacons remplis de restes humains. Il alla jusqu’à prétendre avoir repoussé les avances de Marguerite. En fait, ses bavardages étaient si vicieux et si peu avisés que plus d’une personne crut bon d’avertir la famille.
Julien l’a-t-il tué ? Nul ne le saura jamais. Quoi qu’il en soit, s’il l’a fait, ce n’est pas sans raison, eu égard aux mœurs de l’époque.
On disait que Julien distribuait les pièces d’or étrangères comme s’il s’était agi de menue monnaie, et que, dans les restaurants à la mode, les serveurs se disputaient pour servir à sa table. Cavalier émérite, il possédait plusieurs chevaux, deux attelages et deux équipages.
Même âgé, on le voyait souvent monter le matin sa jument marron. Il remontait Saint Charles Avenue jusqu’à Carrolton puis revenait et jetait des pièces aux enfants noirs qu’il croisait.
Après sa mort, quatre témoins prétendirent avoir vu son fantôme passer à cheval dans la brume de Saint Charles Avenue, témoignages qui furent relatés dans les journaux de l’époque.
On a également dit un grand nombre de fois qu’il avait le don d’ubiquité, c’est-à-dire qu’il pouvait se trouver dans plusieurs endroits en même temps. Des esclaves racontèrent par exemple qu’il était dans la bibliothèque mais que, très peu de temps plus tard, il était vu dans le jardin de derrière. Ou bien qu’une servante l’avait vu sortir par la porte de devant et qu’en se retournant elle l’avait aperçu en train de descendre l’escalier.
Plus d’un domestique préféra quitter la maison de First Street plutôt que de servir l’« étrange Monsieur Julien ».
Nous supposons que la confusion fut créée par des apparitions de Lasher. D’ailleurs, les descriptions qui ont été faites plus tard des vêtements de Lasher indiquent une ressemblance évidente avec ceux que portait Julien sur deux de ses portraits. Le Lasher mentionné tout au long du XXe siècle était toujours vêtu de la même façon que Julien avait pu l’être dans les années 1870 et 1880.
Nous tenons pour certain que Julien aimait sa mère, Marguerite, bien qu’il ne passât que peu de temps en sa compagnie. Il achetait sans arrêt des livres pour elle à La Nouvelle-Orléans et en commandait à New York et en Europe. Leur seule dispute qui attira l’attention porta sur le mariage de Katherine avec Darcy Monahan. Marguerite frappa Julien à plusieurs reprises devant les domestiques. Au dire de tous, Julien en fut très meurtri et se retira en larmes.
Après la mort de Suzette, sa femme, Julien passa encore moins de temps à Riverbend. Ses enfants furent élevés exclusivement à First Street. Personnage jusque-là débonnaire, même s’il était déjà apparu plusieurs fois à l’opéra et au théâtre avec sa nièce (ou sa fille) Mary Beth, Julien joua un rôle plus actif dans la société, donnant de nombreux bals de charité et soutenant de jeunes musiciens amateurs qu’il présentait à l’occasion de petits concerts privés dans le grand salon de First Street.
Julien réalisait des profits énormes à Riverbend mais il se bâtit également une immense fortune avec ses deux filiales de New York. Cela lui permit d’acheter dans toute La Nouvelle-Orléans des biens immobiliers qu’il laissa à sa nièce Mary Beth, alors même que celle-ci, héritière désignée des Mayfair, était promise à une fortune plus colossale que celle de Julien.
Suzette, sa femme, fut pour Julien une grande déception. Leurs domestiques et leurs amis ont rapporté des disputes fréquentes. On disait que Suzette était très religieuse et supportait mal la nature frivole de son époux : elle refusait les bijoux et les beaux vêtements qu’il voulait lui faire porter, n’aimait pas sortir le soir et n’appréciait que la musique douce. Créature adorable, au teint pâle et aux yeux brillants, elle était d’une nature souffreteuse et mourut peu après les quatre naissances rapprochées de ses enfants. Sa fille Jeannette avait un don de double vue ou un pouvoir parapsychique, c’est une certitude.
Des domestiques l’entendirent plus d’une fois crier à la vue d’un fantôme ou d’une apparition. Ses frayeurs soudaines et ses ruées dans la rue se firent fréquentes et les habitants de Garden District s’y habituèrent. On en parla même dans les journaux. En fait, Jeannette fut à l’origine des premières « histoires de fantômes » qui allaient se répandre autour de First Street.
On raconte que Julien n’avait aucune patience avec Jeannette et l’enfermait parfois. Mais, sinon, il adorait ses enfants. Ses trois fils fréquentèrent Harvard puis revinrent pratiquer le droit civil à La Nouvelle-Orléans et amassèrent une immense fortune. Leurs descendants sont tous des Mayfair et c’est le cabinet juridique fondé par les fils de Julien qui administre depuis lors l’héritage Mayfair.
Nous possédons au moins sept photos de Julien avec ses enfants, dont quelques-unes avec Jeannette (qui mourut jeune). La famille y apparaît toujours joyeuse et les frères Barclay et Cortland ressemblent à leur père. Barclay et Garland moururent à soixante ans passés, tandis que Cortland ne mourut qu’en octobre 1959, à l’âge de quatre-vingts ans. J’ai été en contact direct avec lui l’année précédant son décès, mais nous y reviendrons en temps voulu.
Les preuves les plus intéressantes dont nous disposons au sujet de Julien concernent Mary Beth mais aussi la naissance de Belle, sa première fille. Julien allait au-devant des moindres désirs de Mary Beth : il donnait en son honneur les bals les plus somptueux de toute La Nouvelle-Orléans et les allées du jardin de First Street, les balcons et les fontaines furent tous créés pour la célébration du quinzième anniversaire de Mary Beth.
A quinze ans, la jeune fille était déjà grande. Sur les photos, elle est majestueuse, grave et belle, avec ses grands yeux noirs et ses sourcils magnifiquement dessinés. Toutefois, elle arbore une expression d’indifférence. Cette apparente absence de narcissisme ou de vanité est une caractéristique commune à tous les clichés pris d’elle pendant toute sa vie. Parfois, son attitude masculine est d’une désinvolture presque provocante. Mais était-ce réellement de la provocation ou plutôt de la distraction ? On disait fréquemment qu’elle ressemblait à sa grand-mère Marguerite mais pas du tout à sa mère Katherine.
En 1888, Julien et Mary Beth partirent pour l’Europe, où ils séjournèrent un an et demi. Au cours de leur absence, ils envoyèrent de nombreuses lettres à des amis et à des parents annonçant le « mariage » de Mary Beth, alors âgée de seize ans, avec un Mayfair écossais – un cousin du Vieux Monde – et la naissance d’une petite fille prénommée Belle. Le mariage, célébré dans une église catholique d’Ecosse, fut décrit en détail par Julien dans une lettre adressée à une amie du quartier français, une bavarde invétérée, qui fit circuler la lettre dans tout son entourage. D’autres lettres de Julien et de Mary Beth décrivaient le mariage de façon plus succincte pour d’autres amis et parents bavards.
Lorsque Katherine apprit le mariage de sa fille, elle prit le lit et refusa de manger et de parler pendant cinq jours. Ce n’est qu’après avoir été menacée d’être envoyée dans un asile qu’elle accepta de se lever et de manger un peu de soupe. « Julien est le diable », murmura-t-elle avant de renvoyer tout le monde de sa chambre.
Malheureusement, le mystérieux lord Mayfair trouva la mort en tombant de la tour de son château ancestral d’Écosse, deux mois avant la naissance de sa fille. Une fois de plus, Julien envoya chez lui le récit détaillé des événements. Mary Beth écrivit des lettres éplorées à ses amis.
Ce lord Mayfair était fort probablement un personnage fictif. Mary Beth et Julien voyagèrent effectivement en Ecosse, passèrent quelque temps à Edimbourg et visitèrent même Donnelaith, où ils achetèrent le château sur la colline, au-dessus de la ville, décrit par Petyr Van Abel. Mais, depuis les années 1600, il ne restait de ce château, autrefois habitation familiale du clan de Donnelaith, qu’une ruine abandonnée. Aucun registre d’Écosse ne confirme l’existence de lords Mayfair.
Néanmoins, au cours de ses investigations depuis le début du siècle, le Talamasca a déniché des preuves étonnantes quant aux ruines de Donnelaith. Un incendie a dévasté le château à l’automne 1689, c’est-à-dire aux alentours de l’exécution de Deborah à Montclève. Nous n’avons pu découvrir si c’était le même jour. Dans cet incendie ont péri les derniers membres du clan de Donnelaith, le vieux lord, son fils aîné et son jeune petit-fils.
Il est tentant de supposer que le vieux lord était le père de Deborah Mayfair, personnage lâche qui n’était pas intervenu contre l’exécution de la pauvre Suzanne, paysanne simple d’esprit, alors même que sa fille Deborah risquait de connaître un sort identique.
Qui sait ? Mais nous n’avons pas non plus le moyen de savoir si Lasher a joué ou non un rôle dans l’incendie qui a décimé la famille de Donnelaith. L’histoire nous indique seulement que le corps du vieil homme a brûlé, que le petit-fils a été asphyxié par la fumée et que plusieurs femmes de la famille sont mortes en se jetant du haut des créneaux. Le fils aîné serait mort lorsque l’escalier de bois qu’il était en train de descendre s’est effondré.
L’histoire nous enseigne par ailleurs que Julien et Mary Beth ont acheté le château après avoir simplement passé une demi-journée dans ses ruines. Il appartient toujours aux Mayfair aujourd’hui, et d’autres Mayfair l’ont visité.
Il n’a jamais été occupé ni restauré mais simplement nettoyé de tous ses débris et entretenu en l’état. Du vivant de Stella, au XXe siècle, il fut ouvert au public.
Personne n’a jamais su pourquoi Julien l’avait acheté, ce qu’il en savait et ce qu’il voulait en faire. Il est probable qu’il ait été au courant de l’histoire de Deborah et de Suzanne, qu’il l’ait apprise par les archives familiales ou par Lasher.
Qui savait quoi et quand ? Le Talamasca a consacré beaucoup de temps à cette question car les Mayfair du XIXe ne semblaient pas connaître à fond leur histoire. Katherine avoua à plusieurs reprises qu’elle ignorait presque tout des origines de sa famille et, en 1920, Mary Beth dit aux prêtres de l’église Saint Alphonse que tout était « parti en poussière ». Elle semblait même avoir quelque difficulté à expliquer aux étudiants en architecture qui avait construit Riverbend et quand.
Quoi qu’il en soit, Julien était à Donnelaith en 1888 et acheta le château en ruine. Et, jusqu’à la fin de ses jours, Mary Beth maintint que lord Mayfair était le père de sa pauvre petite Belle, qui se révéla être l’extrême inverse de sa puissante mère.
Pour reprendre la chronologie, les soi-disant oncle et nièce rentrèrent chez eux avec la petite Belle fin 1889 et Marguerite, âgée de quatre-vingt-dix ans et fort décrépite, s’intéressa beaucoup à l’enfant.
En fait, Katherine et Mary Beth gardaient en permanence un œil sur l’enfant car Marguerite se promenait avec elle dans les bras et l’oubliait n’importe où, sur une marche d’escalier ou sur une table. Julien riait de tant de précautions et dit plusieurs fois devant des domestiques que le bébé avait un ange gardien très spécial qui prenait soin de lui.
Mary Beth, Julien et Belle vécurent heureux ensemble à First Street, et Mary Beth, bien qu’adorant danser, aller au théâtre ou assister à des soirées, n’était pas pressée de trouver un « autre » mari.
Finalement, elle se remaria, comme nous le verrons, avec un homme du nom de Daniel McIntyre et mit au monde trois autres enfants : Carlotta, Lionel et Stella.
En 1891, la nuit précédant la mort de Marguerite, Mary Beth se réveilla en criant dans sa chambre de First Street. Elle voulait absolument partir immédiatement pour Riverbend, affirmant que sa grand-mère était mourante. Les serviteurs trouvèrent Julien assis, immobile, dans la bibliothèque du premier étage, apparemment en train de pleurer. Il ne paraissait pas entendre ni voir Mary Beth qui le suppliait de l’emmener à Riverbend.
Une jeune servante irlandaise entendit alors la vieille gouvernante quarteronne dire que l’homme assis au bureau n’était peut-être pas Monsieur Julien et qu’il fallait le chercher. La jeune Irlandaise fut terrifiée, surtout lorsque la gouvernante se mit à appeler « Michié Julien » dans toute la maison tandis que Julien ne bougeait toujours pas et regardait fixement devant lui sans rien entendre.
Finalement, Mary Beth partit à pied et Julien sortit de son hébétude, se passa les doigts dans ses cheveux blancs et ordonna aux serviteurs d’avancer le coupé de ville. Il rattrapa Mary Beth juste avant Magazine Street.
Il vaut la peine de mentionner que Julien avait alors soixante-trois ans, était très beau, avec la prestance d’un acteur. Mary Beth avait dix-neuf ans et était ravissante. Belle n’avait que deux ans et l’on ne parle pas d’elle dans cet épisode.
Julien et Mary Beth arrivèrent à Riverbend juste au moment où des messagers partaient pour aller les chercher. Marguerite était pratiquement dans le coma et serrait dans ses mains osseuses une drôle de petite poupée qu’elle appelait « maman », pour la plus grande confusion du médecin et de l’infirmière qui racontèrent tout cela ensuite.
La poupée était un objet affreux avec pour membres de vrais os humains maintenus en place par un fil de fer noir et une crinière de cheveux blancs fixés sur sa tête en chiffon aux traits grossièrement dessinés.
Katherine, âgée de soixante et un ans, et ses deux fils étaient tous trois assis depuis des heures à côté du lit. Rémy aussi était présent. Il était à la plantation depuis un mois avant le déclin de sa mère.
Le père Martin venait d’administrer l’extrême-onction à Marguerite et des cierges bénits brûlaient sur l’autel.
Lorsque Marguerite rendit son dernier soupir, le prêtre regarda avec curiosité Katherine se lever, s’approcher de la boîte à bijoux de la coiffeuse, qu’elle avait toujours partagée avec sa mère, en sortir le collier d’émeraude et le donner à Mary Beth. Celle-ci l’accepta avec des remerciements, le mit autour de son cou et continua à pleurer.
Le prêtre observa alors que la pluie commençait à tomber et que le vent faisait rage autour de la maison. Les volets claquaient et des feuilles tombaient partout. Julien avait l’air ravi et riait.
Katherine semblait lasse et effrayée. Mary Beth était inconsolable. Clay, jeune homme de belle prestance, semblait fasciné par ce qui se passait. Son frère Vincent, lui, paraissait indifférent.
Julien ouvrit les fenêtres pour laisser entrer le vent et la pluie, ce qui effraya le prêtre et le dérangea quelque peu car on était en hiver. Mais il n’osa pas bouger, bien que la pluie tombât sur le lit. Les arbres battaient contre les murs de la maison et le prêtre avait peur qu’une branche ne passât par la fenêtre, dont il était tout proche.
Julien, imperturbable mais les yeux pleins de larmes, embrassa Marguerite, lui ferma les yeux et lui prit la poupée, qu’il plaça à l’intérieur de son manteau. Puis il posa ses mains sur la poitrine de la morte et expliqua longuement au prêtre que sa mère était née à la fin du siècle précédent, qu’elle avait vécu presque cent ans et qu’elle avait vu et compris des choses qu’elle n’avait jamais pu dire à personne.
Lorsque le prêtre se hasarda timidement à demander si l’on pouvait fermer la fenêtre, Julien lui rétorqua que le ciel pleurait pour Marguerite et qu’il serait irrespectueux de fermer la fenêtre. Ensuite, il balaya de la main les cierges bénits de l’autel catholique, ce qui offensa le prêtre et étonna Katherine.
— Allez, Julien ! Ne fais pas l’idiot ! murmura Katherine.
Ce à quoi Vincent ne put s’empêcher de rire et Clay sourit malgré lui. Tout le monde regarda le prêtre, horrifié. Julien adressa à l’assemblée un sourire enfantin et un haussement d’épaules puis, regardant à nouveau sa mère, il s’agenouilla et enfouit son visage dans les couvertures à côté d’elle.
Après avoir quitté la maison, le prêtre s’aperçut qu’à quelques centaines de mètres de là il n’y avait ni pluie ni vent. Le ciel était plutôt clair. Il s’approcha de Clay, assis sur une chaise blanche près du portail d’entrée de la propriété. Il fumait en regardant la tempête au loin, très visible dans l’obscurité. Le prêtre le salua mais Clay ne sembla pas l’avoir entendu.
On pourrait ajouter ici bon nombre d’autres anecdotes concernant Julien et on le fera peut-être un jour. On en saura d’ailleurs plus à son sujet à mesure que se déroulera l’histoire de Mary Beth.
Mais on ne peut passer au cas de Mary Beth sans traiter un autre aspect de la personnalité de Julien : sa bisexualité. Comme je l’ai dit, Julien, très jeune, a été accusé de « crime contre la nature », à la suite de quoi, accidentellement ou délibérément, il a tué l’un de ses oncles. J’ai également mentionné son compagnon du quartier français à la fin des années 1850.
Julien allait avoir de nombreux compagnons de cette sorte pendant toute sa vie mais nous ne savons rien de la plupart d’entre eux.
Les deux dont nous sommes parvenus à apprendre quelque chose sont un quarteron nommé Victor Grégoire et un Anglais s’appelant Richard Llewellyn.
En quelque sorte secrétaire particulier et valet de Julien dans les années 1880, Victor Grégoire logeait dans le quartier des domestiques de First Street. Il était remarquablement beau, comme tous les compagnons de Julien, qu’ils soient hommes ou femmes. La rumeur le disait descendant des Mayfair.
Quoi qu’il en soit, Julien l’aimait beaucoup, mais tous deux s’étaient disputés en 1885, vers l’époque du décès de Suzette. D’après le peu que nous savons sur cette dispute, Victor accusait Julien de ne pas traiter Suzette, très malade, avec suffisamment de compassion. Et Julien, outré, avait sauvagement frappé Victor. Les cousins ont tellement raconté cette histoire dans la famille que des étrangers en ont eu connaissance.
Il semble que Victor avait tout à fait raison et que, en tant que serviteur le plus dévoué de Julien, il s’était permis de dire la vérité à son maître. Tout le monde savait que personne n’était plus proche de Julien que lui et qu’il aurait fait n’importe quoi pour lui.
Ajoutons également qu’il est manifeste que Julien aimait Suzette, tout déçu qu’il fût par elle, et qu’il s’occupait bien d’elle. Ses fils estimaient certainement qu’il aimait leur mère et, aux obsèques de Suzette, Julien était éploré. Il réconforta le père et la mère de Suzette pendant des heures et prit du temps sur ses affaires pour rester auprès de sa fille Jeannette qui ne se remit jamais de la disparition de sa mère.
Les descendants des frères et sœurs de Suzette disent aujourd’hui que « grand-tante Suzette », qui vivait autrefois à First Street, avait en fait été rendue folle par son mari, un homme pervers, cruel et malveillant qui présentait tous les symptômes de l’insanité congénitale. Mais ces racontars sont vagues et peu fiables.
Pour en revenir à Victor, le pauvre garçon mourut tragiquement pendant que Julien et Mary Beth étaient en Europe. En rentrant un soir, il fut renversé par une voiture, fit une mauvaise chute et se cogna la tête. Deux jours plus tard, il succomba à une commotion cérébrale. Julien l’apprit à son retour à New York et fit ériger pour lui un magnifique monument funéraire au cimetière n°3 de Saint Louis.
LE TEMOIGNAGE DE RICHARD LLEWELLYN
Richard Llewellyn est le seul observateur de Julien jamais interrogé par un membre de l’ordre. En fait, il était bien plus qu’un observateur.
Ce qu’il avait à dire, à propos de Julien mais aussi d’autres membres de la famille, rend son témoignage particulièrement intéressant, bien que ses affirmations restent pour la plupart non corroborées. Il nous a procuré certains des détails les plus intimes que nous connaissions sur la famille Mayfair.
C’est pourquoi nous estimons nécessaire de reproduire ses paroles dans leur totalité.
Richard Llewellyn arriva à La Nouvelle-Orléans en 1900, à l’âge de vingt ans, et entra au service de Julien pour occuper exactement la même fonction que Victor auparavant. Car, en dépit de ses soixante-douze ans, Julien s’occupait toujours de la fabrication du coton, de transactions immobilières, d’opérations bancaires et autres. Jusqu’à la semaine même de sa mort, quelque quatorze années plus tard, il travailla chaque jour dans sa bibliothèque de First Street.
Llewellyn travailla pour lui jusqu’à sa mort et, en 1958, alors que je commençais mes investigations sur le terrain concernant les sorcières Mayfair, il m’avoua spontanément qu’il avait été son amant.
En 1958, Llewellyn avait soixante-dix-sept ans. C’était un homme de taille moyenne, bien bâti, aux cheveux noirs bouclés semés de gris et aux grands yeux bleus et légèrement protubérants.
Il possédait une librairie de livres anciens dans le quartier français, dans Chartres Street, spécialisée dans les livres de musique, en particulier sur les opéras. Dans sa boutique, un phonographe passait des enregistrements de Caruso, et Llewellyn, invariablement assis à son bureau de l’arrière-boutique, était toujours en costume et cravate.
C’était un legs de Julien qui lui avait permis d’acheter l’immeuble, dont il habitait le second étage. Jusqu’à un mois avant sa mort, en 1959, il ne cessa pas de travailler dans la boutique.
Je lui rendis visite à plusieurs reprises pendant l’été 1958, mais je ne réussis qu’une seule fois à le faire parler à cœur ouvert. Et je dois admettre que le vin que je lui fis boire sans parcimonie y aida beaucoup. J’ai employé cette méthode du repas et du bon vin coulant à flots, sans aucune honte, avec plus d’un témoin. Elle est particulièrement efficace à La Nouvelle-Orléans, surtout en été.
Je provoquai une rencontre parfaitement « fortuite » avec Llewellyn en entrant dans sa boutique un après-midi de juillet et en abordant le sujet des grands castrats de l’opéra, dont Farinelli. Je n’eus aucune difficulté à convaincre Llewellyn de fermer boutique à 14h30 pour venir déjeuner avec moi chez Galatoire.
Je me gardai de lancer trop vite la conversation sur les Mayfair. Au moment que je jugeai opportun, je m’y risquai timidement à propos de la vieille maison de First Street. Je lui dis franchement que cette maison et ses habitants m’intriguaient. Mon interlocuteur était alors plutôt gris et n’hésita pas à se plonger dans ses souvenirs sur ses premiers jours à La Nouvelle-Orléans.
Tout d’abord, il ne dit pas un mot de Julien. Ce n’est qu’au bout d’un moment qu’il commença à m’en parler comme si je connaissais très bien l’homme. J’introduisis quelques dates et noms bien connus qui lancèrent immédiatement la conversation sur le sujet qui m’intéressait. Nous quittâmes Galatoire pour un petit café tranquille de Bourbon Street et poursuivîmes la conversation jusqu’après 20 h 30.
A l’époque, nous n’utilisions pas encore le magnétophone et, en rentrant à l’hôtel, je reconstituai notre entretien du mieux que je pus, en essayant de me rappeler les expressions particulières employées par Llewellyn. Mais cela reste une reconstitution. J’en ai omis mes propres questions et je crois qu’en substance cette reconstitution est fidèle.
Pour l’essentiel. Llewellyn était profondément amoureux de Julien et eut un grand choc quand il découvrit que son employeur avait au moins dix ou quinze ans de plus qu’il ne le croyait. Mais il ne l’apprit que lorsque Julien eut sa première attaque, début 1914. Jusque-là, Julien avait été pour Llewellyn un amant plutôt romantique et vigoureux et Llewellyn resta avec lui jusqu’à sa mort, quatre mois plus tard. A cette époque, Julien était partiellement paralysé mais continuait à passer une ou deux heures par jour dans son bureau.
Llewellyn me fournit une description excellente de Julien au début des années 1900. C’était un homme mince, qui s’était un peu tassé mais restait alerte et énergique, de bonne humeur et plein d’imagination.
Llewellyn m’avoua franchement que Julien l’avait initié aux secrets érotiques, lui avait appris à être un amant attentionné mais l’avait aussi emmené à Storyville, le fameux quartier chaud de La Nouvelle-Orléans, où il l’avait introduit dans les meilleures maisons.
Mais passons tout de suite à son récit.
« Il m’en a appris, des trucs. Et quel sens de l’humour il avait ! On aurait dit que le monde entier n’était pour lui qu’une immense farce. Il n’y avait jamais chez lui la moindre trace d’amertume. Je vais vous raconter des détails très intimes. Il me faisait l’amour exactement comme si j’étais une femme. Si vous ne voyez pas de quoi je veux parler, ce n’est pas la peine que je vous l’explique. Et sa voix, son accent français ! Je peux vous dire que chaque fois qu’il commençait à me parler à l’oreille…
« Il me racontait toujours des histoires très drôles sur ses galipettes avec ses autres amants et les tours qu’ils jouaient à tout le monde. L’un d’eux, Alcister, s’habillait en femme pour accompagner Julien à l’opéra. Et personne ne s’est jamais douté de rien. Julien a essayé de me persuader d’en faire autant, mais je lui ai répondu que je ne m’en sentais pas capable. Il a très bien compris. Il était vraiment une bonne nature. En fait, il était impossible de l’entraîner dans une dispute. Il disait qu’il en avait eu plus que sa part, qu’il n’en voulait plus et que cela l’épuisait.
« La seule fois où je l’ai trompé, je suis rentré deux jours plus tard en m’attendant à une dispute terrible. En fait, il m’a accueilli avec une sorte de cordialité détachée. J’ai vite compris qu’il savait ce que j’avais fait et avec qui et, de la façon la plus aimable et la plus sincère, il m’a demandé comment j’avais pu être si bête. C’était atroce. J’ai fondu en larmes et lui ai avoué que j’avais voulu faire preuve d’indépendance.
« Il a accepté mon explication avec un sourire. Il m’a tapoté l’épaule et m’a dit de ne pas m’en faire. Je peux vous dire que l’envie m’a passé pour toujours de le tromper ! C’était si dur de se sentir aussi mal alors que lui était si calme.
« Alors il m’a raconté qu’il savait lire dans les pensées et qu’il était capable de voir ce qui se passait ailleurs. Il en a énormément parlé. Je ne saurai jamais s’il était sérieux ou pas. Il avait des yeux magnifiques. C’était un très beau vieil homme et il avait un goût vestimentaire très sûr. Quand il portait un costume de coton blanc avec un gilet de soie jaune et un panama blanc, il était splendide. Je crois que j’essaie de l’imiter aujourd’hui. N’est-ce pas triste ? Je passe mon temps à vouloir ressembler à Julien Mayfair.
« Oh, ça me rappelle qu’un jour il a fait quelque chose de vraiment étrange pour me faire peur ! Je ne sais toujours pas comment il s’y est pris. La veille, nous avions parlé du physique de Julien quand il était jeune. Nous avions regardé un tas de photos de lui. C’était presque une reconstitution de l’histoire de la photographie : les premières photos étaient des daguerréotypes, puis il y avait les ferrotypes, puis les photos cartonnées sépia et enfin les photos noir et blanc un peu comme celles d’aujourd’hui. Il m’en a montré toute une flopée et je lui ai dit : « J’aurais vraiment aimé te connaître quand tu étais jeune. Tu étais vraiment beau… ». Je me suis arrêté tout d’un coup, honteux. Je craignais de l’avoir blessé. Mais il me souriait. Je n’oublierai jamais. Il était assis à une extrémité de son canapé en cuir, les jambes croisées, me regardant à travers la fumée de sa pipe, et il m’a dit : « Eh bien, Richard, si tu as envie de savoir comment j’étais à cette époque, je te le montrerai peut-être. Tu vas être surpris. »
« Ce soir-là, je suis allé en ville. Je ne me rappelle plus pour quoi faire. Juste pour sortir, peut-être. Cette maison était si oppressante parfois ! Elle était pleine d’enfants, de vieilles gens. Et puis il y avait Mary Beth Mayfair. Elle avait… une certaine présence, pour être poli. Ne vous méprenez pas. J’aimais bien Mary Beth. Tout le monde l’aimait bien. Je l’aimais beaucoup, même. Jusqu’à la mort de Julien, en tout cas. Mais elle avait une façon de remplir une pièce quand elle entrait ! Elle éclipsait tout le monde. Et puis il y avait son mari, le juge McIntyre.
« Le juge McIntyre était un parfait ivrogne. Il était toujours ivre et il ne tenait pas bien le vin. Il m’est arrivé plus d’une fois de partir à sa recherche dans les bars irlandais de Magazine Street pour le ramener à la maison. En fait, les Mayfair n’étaient pas son genre. C’était un homme bien élevé, un Irlandais de pure souche. Mais je pense que Mary Beth lui donnait un complexe d’infériorité. Elle lui faisait sans arrêt des réflexions : il devait mettre sa serviette sur ses genoux, il ne devait pas fumer le cigare dans la salle à manger, ou il faisait grincer sa fourchette en mangeant et ça la dérangeait. Elle n’arrêtait pas de l’asticoter mais je crois qu’il l’aimait sincèrement. C’est pour ça qu’elle le blessait si facilement. Il aurait fallu que vous la connaissiez pour comprendre. Elle n’était pas belle. Elle était… absolument captivante !
« Mais, vous savez, le juge McIntyre n’était pas le genre d’Irlandais à rester auprès de sa femme. Il préférait être en compagnie d’hommes, à boire et à discuter tout le temps. Pas avec des hommes comme Julien mais avec des hommes comme lui, des Irlandais buveurs et discutailleurs. Il passait le plus clair de ses soirées à son club mais plus d’une fois il s’est rendu dans des lieux peu raffinés, dans Magazine Street.
« A la maison, il était très bruyant. Mais il était un bon juge. Il ne buvait jamais avant de rentrer du tribunal et comme il rentrait tôt il avait tout son temps pour être fin soûl à 10 heures du soir. Alors il sortait et vers minuit Julien me disait : « Richard, je crois que tu devrais aller le chercher. »
« Julien était très conciliant. Il trouvait le juge McIntyre très drôle et riait à tout ce qu’il disait. Le juge parlait des heures et des heures de l’Irlande et de la situation politique là-bas et Julien attendait qu’il ait fini puis disait avec une lueur dans l’œil : « Je m’en fiche pas mal qu’ils s’entre-tuent. » Alors le juge McIntyre s’énervait, Mary Beth riait, hochait la tête et donnait un coup de pied à Julien sous la table. Je me demande comment le juge a pu vivre si longtemps. Il est mort en 1925, trois mois après Mary Beth. On a dit qu’il avait eu une pneumonie. Vous pensez ! On l’a retrouvé dans un caniveau la veille de Noël. Il faisait si froid que les canalisations étaient gelées. Une pneumonie !
« On m’a raconté que, quand Mary Beth était agonisante, elle souffrait tellement que les doses de morphine qu’on lui administrait auraient dû la tuer. Elle était allongée, à demi inconsciente, et son mari entrait, ivre, et la réveillait en disant : « Mary Beth, j’ai besoin de toi. » Et elle répondait : « Viens, Daniel, allonge-toi à côté de moi. » Et dire qu’elle était si souffrante ! C’est Stella qui m’a raconté… la dernière fois que je l’ai vue. Enfin, vivante. J’y suis retourné une fois après. Pour les obsèques de Stella. Elle était là, dans le cercueil. La façon dont Lonigan avait refermé la plaie tenait du miracle. Elle était si belle. Et tous les Mayfair étaient là aussi. Mais la dernière fois que je l’ai vue vivante, comme je l’ai dit, elle m’a raconté des choses sur Carlotta et la façon dont elle traitait Mary Beth les derniers mois. A vous faire dresser les cheveux sur la tête !
« Imaginez une fille indifférente à sa mère en train de mourir. Mais Mary Beth ne s’en rendait pas compte. Elle était couchée, souffrante, à demi consciente, m’a dit Stella. Elle ne savait même pas où elle était et se mettait parfois à parler tout haut à Julien, comme si elle le voyait dans la pièce. Stella restait auprès d’elle jour et nuit. Mary Beth l’adorait.
« Mary Beth m’a dit un jour qu’elle pourrait mettre tous ses autres enfants dans un sac et les jeter dans le Mississippi. Stella était la seule qui comptait. Elle plaisantait, bien sûr. Elle n’était jamais méchante avec ses enfants. Je me rappelle qu’elle faisait la lecture à Lionel pendant des heures quand il était petit. Et elle l’aidait à faire son travail scolaire. Elle engageait pour lui les meilleurs professeurs quand il ne voulait pas aller à l’école. Aucun de ses enfants n’était très brillant. A part Carlotta, bien sûr. Stella s’est fait renvoyer de trois écoles successives, je crois. Carlotta était la seule à faire des merveilles et ça lui a fait beaucoup de bien.
« Mais où en étais-je ? Ah oui ! Parfois j’avais l’impression de ne pas avoir ma place dans cette maison. Quoi qu’il en soit, je suis sorti. Je suis allé au quartier. C’était la belle époque de Storyville, vous savez. La prostitution y était légale et Julien m’avait emmené une fois chez Lulu White et dans d’autres endroits à la mode. Ça ne le dérangeait pas que j’y aille sans lui.
« Donc, ce soir-là, Julien était bien installé dans sa chambre du troisième étage, avec ses livres, son chocolat chaud et son Victrola. Ça lui était égal que je sorte. De toute façon, il savait très bien que je ne faisais que regarder. Alors, j’ai commencé à déambuler devant ces petites maisons avec les filles qui m’apostrophaient et me proposaient de monter avec elles. Evidemment, je n’étais pas du tout intéressé.
« Et puis j’ai posé les yeux sur ce ravissant jeune homme. Il était dans une des ruelles, les bras croisés, adossé à une maison, et il me regardait. « Bonsoir, Richard », m’a-t-il dit. J’ai tout de suite reconnu sa voix et son accent français. C’était Julien. Il avait à peine vingt ans ! J’ai failli pousser un cri. C’était pire que de voir un fantôme. Et puis, d’un seul coup, il a disparu.
« Je suis immédiatement rentré à First Street. Julien m’attendait à la porte. Il était en robe de chambre et lirait sur son abominable pipe tout en riant. « Je t’avais dit que je te montrerais comment j’étais quand j’avais vingt ans ! » Et il n’arrêtait pas de rire.
« Je me rappelle que je l’ai suivi dans le salon. C’était une pièce charmante. Pas comme aujourd’hui. Vous auriez vu ça ! Il y avait des meubles français splendides que Julien avait achetés en Europe quand il y était allé avec Mary Beth. C’était sobre, élégant et tout simplement magnifique. Le mobilier Arts déco était une idée de Stella. Franchement ! Et elle trouvait formidable de mettre des palmiers en pots partout ! Le seul beau meuble était le piano Bösendorfer. L’endroit ne ressemblait plus à rien quand j’y suis allé pour l’enterrement de Stella. Elle a été exposée dans la maison, dans la pièce même où elle a été abattue, vous savez. Mais où en étais-je ?
« Ah oui ! Cette nuit incroyable ! Je venais de voir Julien jeune en ville, qui m’avait parlé en français. A mon retour, je l’ai suivi au salon et il s’est assis sur le canapé, a allongé ses jambes et m’a dit : « Ah ! Richard. J’aurais tant de choses à te raconter et à te montrer. Mais je suis vieux maintenant. A quoi bon ? La seule consolation de la vieillesse est de ne plus avoir besoin d’être compris. Une sorte de résignation s’installe en même temps que nos artères durcissent. »
« Mais j’étais toujours bouleversé de ce que j’avais vu. « Julien, dis-je, je veux savoir comment tu as fait. » Il ne m’a pas répondu. C’était comme si je n’avais pas été là. Il regardait le feu fixement. Il faisait toujours allumer les deux feux dans cette pièce, en hiver. Il y a deux cheminées, dont l’une est un peu plus petite que l’autre.
« Un peu plus tard, il s’est réveillé et m’a rappelé qu’il était en train d’écrire l’histoire de sa vie et que je pourrais la lire après sa mort, peut-être. Il n’était pas sûr.
« Il a eu une vie très intéressante, vous savez. Il était né bien avant la guerre de Sécession et il en avait beaucoup vu. Je l’accompagnais souvent en ville à cheval, dans les beaux quartiers. Nous traversions Audubon Park et il me parlait des jours où toute cette terre était une plantation. Il parlait du bateau à vapeur de Riverbend, du vieil opéra et des bals de quarteronnes. Il n’arrêtait pas de parler. J’aurais dû tout écrire. Il racontait aussi ces histoires au petit Lionel et à Stella. Ils l’écoutaient bouche bée. Il les emmenait aussi avec nous dans la voiture à cheval, leur montrait certains endroits du quartier français et leur racontait de merveilleuses petites histoires.
« J’aurais bien voulu la lire, son autobiographie. Je me rappelle que plusieurs fois je suis entré dans la bibliothèque pendant qu’il l’écrivait. Il écrivait à la main mais il avait une machine à écrire. Et ça ne le dérangeait pas du tout d’avoir les enfants dans ses jambes. En général, Lionel lisait près du feu et Stella jouait à la poupée sur le canapé. Il continuait à écrire.
« Et puis, après sa mort, Mary Beth m’a dit qu’il n’y avait aucune autobiographie. Quand je lui ai demandé de me permettre de lire ce qu’il avait écrit, elle m’a répondu avec désinvolture qu’il n’y avait rien. Elle n’a pas voulu que je touche quoi que ce soit sur son bureau. Et elle a fermé à clé la porte de la bibliothèque. Je l’ai détestée pour ça. Elle aurait pu convaincre n’importe qui qu’elle disait la vérité. Elle était très forte pour ça, avec son assurance. Mais moi j’avais vu le manuscrit. »
Cc qui m’intéressait, c’était l’époque de Storyville et ce qu’y faisait Julien. Je posai la question à Llewellyn.
« Il adorait vraiment cet endroit et les femmes de chez Lulu White l’adoraient, je vous le dis. Elles s’occupaient de lui comme s’il était un roi. Et c’était pareil partout où il allait. Il s’en passait des choses, là-bas, mais je n’aime pas tellement en parler. Ce n’était pas que j’étais jaloux mais c’était un endroit plutôt choquant pour un Yankee honnête comme moi. »
Llewellyn se mit à rire.
« Mais vous comprendrez mieux si je vous raconte. La première fois que Julien m’y a emmené, c’était en hiver. Son cocher nous avait conduits devant la porte d’une des meilleures maisons. Il y avait un pianiste qui jouait là-bas. Manuel Perez, peut-être, ou Jelly Roll Morton. Nous l’avons écouté en buvant du Champagne. C’était un bon Champagne et des filles sont venues vers nous avec leurs tenues voyantes et leurs minauderies. Elles s’appelaient la duchesse de ceci et la comtesse de cela et essayaient de séduire Julien. Il s’est montré charmant avec tout le monde. Finalement, il a choisi une femme d’un certain âge, plutôt ordinaire, à mon grand étonnement. Il a dit que nous montions tous les deux. Évidemment, je n’en avais aucune envie. Rien n’aurait pu me persuader d’y aller mais Julien m’a simplement souri et m’a dit que je serais seulement spectateur et que j’avais des choses à apprendre. C’était tout lui, ça !
« Et que croyez-vous qu’il s’est passé dans la chambre ? En fait, ce n’était pas la femme qui intéressait Julien mais ses filles, deux fillettes de neuf et onze ans. Leur rôle était d’aider à la préparation, c’est-à-dire… examiner Julien, en quelque sorte, pour être certain qu’il n’avait pas… vous savez… et puis le laver. J’étais complètement stupéfait de voir ces enfants accomplir cette tâche intime. Et quand Julien est passé à l’acte avec la mère, les petites filles étaient aussi sur le lit ! Elles étaient très mignonnes, l’une avec ses cheveux noirs, l’autre avec ses boucles blondes. Elles portaient une petite chemise et des bas noirs. Vous vous rendez compte ? Le pire, c’est qu’elles étaient attirantes, même pour moi, je pense. Vous auriez vu leurs petits mamelons pointer à travers leurs chemises ! On ne peut pas vraiment parler de poitrine. Je ne sais pas pourquoi elles étaient si attirantes. Elles étaient adossées à la haute tête de lit sculptée vous savez, une de ces horreurs fabriquées à la machine qui monte jusqu’au plafond et est surmontée d’un demi-ciel de lit et d’une couronne – et elles l’ont embrassé comme de petits anges affectueux quand il… il… est monté sur la mère, pour ainsi dire.
« Bien entendu, pendant tout ce temps il s’est comporté de la façon la plus gentille possible dans pareille situation. On aurait dit Darius, le roi de Perse, dans son harem. Mais il n’y avait pas en lui la moindre gêne ni la moindre grossièreté. Après, il a bu encore un peu de Champagne avec elles. Même les fillettes en ont bu. La mère a tenté d’exercer son charme sur moi, mais sans succès. Julien serait resté toute la nuit si je n’avais pas demandé à partir. Il apprenait aux deux petites filles un « nouveau poème ». J’ai l’impression qu’il leur en apprenait un chaque fois qu’il y allait. Les gamines lui récitèrent les trois ou quatre dernières leçons, dont un sonnet de Shakespeare. Le nouveau poème était d’Elizabeth Barrett Browning.
« J’étais impatient de m’en aller. En rentrant, je l’ai littéralement agressé : « Julien, quoi que nous soyons, nous sommes aussi des adultes. Ce n’étaient que des enfants, lui dis-je. – Allez, Richard ! me répondit-il. Ne sois pas bête. Ce sont de fausses enfants. Elles sont nées dans une maison de passe et elles vivront ainsi toute leur vie. Je ne leur ai rien fait qui aurait pu les blesser. Et si je n’avais pas été avec leur mère ce soir, quelqu’un d’autre m’aurait remplacé.
Mais je vais te dire ce qui me frappe réellement, là-dedans. C’est que, quelles que soient les circonstances, c’est le sens de la vie qui l’emporte. Bien sûr, cette existence est bien misérable. Comment pourrait-il en être autrement ? Et pourtant, ces fillettes réussissent à vivre, à respirer et à s’amuser. Elles rient et elles sont pleines de curiosité et de tendresse. Elles s’adaptent, pourrait-on dire. Elles s’adaptent et elles parviennent au firmament à leur façon. »
« Je sais qu’il allait souvent à Storyville sans m’emmener. Mais je vais vous dire autre chose de plutôt curieux… (Il hésita. Il avait besoin d’être un peu aidé.) Il emmenait Mary Beth avec lui. Il l’a emmenée chez Lulu White et à l’Arlington. Mary Beth s’est déguisée en homme pour pouvoir entrer.
« Je les ai vus sortir plus d’une fois ensemble et si vous aviez connu Mary Beth vous comprendriez. Elle n’était pas laide du tout mais pas très fine. Elle était grande, forte et avait des traits plutôt épais. Vêtue d’un des costumes trois pièces de son mari, elle faisait un très bel homme. Elle enroulait ses longs cheveux à l’intérieur d’un chapeau, portait une écharpe autour du cou et parfois des lunettes, je me demande d’ailleurs pourquoi.
« Je me rappelle que ça s’est produit au moins cinq fois. Et je les ai entendus en parler après. Ils disaient qu’ils avaient dupé tout le monde. Le juge les accompagnait parfois mais je crois que Julien et Mary Beth préféraient y aller sans lui.
« Une fois, Julien m’a dit que c’était comme ça que le juge et Mary Beth s’étaient rencontrés. C’était à Storyville, environ deux ans avant mon arrivée dans la maison. Il n’était pas encore juge, juste Daniel McIntyre. A leur première rencontre, ils avaient passé la nuit à jouer et McIntyre n’avait su que le lendemain matin que Mary Beth était une femme. Il a compris alors qu’il ne pourrait plus la quitter.
« Julien m’a tout raconté. Ils étaient sortis pour écouter le Razzy Dazzy Spasm Band. Vous en avez peut-être entendu parler ? C’était un excellent orchestre. Je ne sais dans quelles circonstances Julien et Mary Beth, qui se faisait appeler Jules pour l’occasion, ont rencontré Daniel McIntyre, mais ils sont partis tous les trois en goguette, à la recherche d’une bonne salle de billard Mary Beth excellait au billard à blouses.
« Le jour était levé quand ils ont décidé de rentrer. A ce moment-là, le juge a gratifié « Jules » d’une grande tape dans le dos. Mary Beth a enlevé son chapeau, sa longue chevelure s’est déroulée sur ses épaules, elle a dit qu’elle était une femme et le juge a failli mourir sur place.
« Je crois qu’il est tombé amoureux d’elle ce jour-là. Je suis arrivé l’année suivant leur mariage. Ils avaient déjà Mlle Carlotta. Lionel est né dix mois plus tard et Stella, la plus ravissante de tous, un an et demi après.
« A vrai dire, le juge est reste amoureux de Mary Beth jusqu’à la fin. C’était justement là son problème. 1913 fut la dernière année de mon séjour dans cette maison. Il était juge depuis plus de huit ans, grâce à l’influence de Julien, et je peux vous affirmer qu’il aimait toujours autant sa femme. A sa façon, elle l’aimait aussi. Elle se serait débarrassée de lui, sinon.
« Évidemment, il y avait ces jeunes gens. Ses garçons d’écurie et ses messagers. Ils étaient tous très beaux. Vous les auriez vus descendre l’escalier de derrière, un peu effrayés ! Mais elle aimait le juge et je vais vous dire autre chose. Je crois qu’il ne s’est jamais douté de rien.
« Je me suis toujours demandé comment elle pouvait supporter Carlotta. La petite avait treize ans quand je suis parti. C’était une vraie sorcière, cette gosse ! Elle voulait aller à l’école et Mary Beth a tenté de l’en dissuader. Mais la gamine était têtue et sa mère a fini par céder.
« Mary Beth rejetait facilement les gens et on peut dire que c’est ce qu’elle a fait avec Carlotta. Elle était d’une froideur exaspérante. A la mort de Julien, elle m’a expulsé de la bibliothèque et de la chambre du troisième étage. Je ne l’oublierai jamais. « Allez, Richard ! Vous descendez, vous prenez une tasse de café puis vous faites vos bagages », m’a-t-elle dit, comme si elle s’adressait à un enfant. C’était une femme qui semblait n’avoir aucune émotion. Sauf quand je lui ai dit que Julien était mort. Elle a carrément piqué une crise ! Mais de courte durée. Et puis, quand elle a vu qu’il était bel et bien mort, elle s’est reprise. Elle l’a redressé puis a arrangé les couvertures. Je ne l’ai pas vue verser une seule larme de plus.
« Mary Beth a fait quelque chose d’étrange le jour des obsèques. Le cercueil était exposé, ouvert, dans la pièce de devant, bien sûr. Tous les Mayfair de Louisiane étaient là. Une longue file de voitures à cheval et d’automobiles s’étirait dans First Street et Chestnut Street. Et il pleuvait des trombes d’eau ! J’avais l’impression qu’il n’allait jamais cesser de pleuvoir. La pluie était si dense qu’elle formait comme un voile autour de la maison.
« On veillait donc Julien. Ce n’était pas à proprement parler une veillée irlandaise parce qu’il y avait beaucoup de bruit. Il y avait de quoi boire et manger et, comme à l’accoutumée, le juge était fin soûl. Devant tout le monde, Mary Beth a pris une chaise, l’a placée juste à côté du cercueil, a plongé sa main dans le cercueil, a pris la main sans vie de Julien et s’est littéralement assoupie sur sa chaise, la tête penchée sur le côté, en tenant la main de Julien.
« C’était un geste très tendre. J’avais toujours été jaloux d’elle mais je l’ai aimée pour avoir fait ça. J’aurais voulu l’avoir fait moi-même. Julien avait l’air bien dans son cercueil. Vous auriez vu le nombre de parapluies au cimetière La Fayette le lendemain ! Quand on a descendu le cercueil dans la fosse, j’ai cru mourir. Alors, Mary Beth est venue vers moi, a posé un bras autour de mes épaules et a murmuré, de façon à ce que je l’entende : « Au revoir, mon cher Julien ! » Elle a fait ça à ma place, j’en suis certain. Mais c’était le geste le plus chaleureux qu’elle ait jamais eu. »
A ce moment-là, je dus l’aider à poursuivre. Je lui demandai si Carlotta avait pleuré à l’enterrement.
« Non. Je ne me souviens d’ailleurs pas qu’elle ait été là. C’était une enfant épouvantable. Sans aucun humour et s’opposant à tout le monde. Julien m’a dit un jour que Carlotta allait gâcher sa vie de la même façon que Katherine, sa sœur, avait gâché la sienne. « Il y a des gens qui n’aiment pas vivre, m’a-t-il dit. Ils ne supportent pas la vie. Ils la traitent comme une maladie atroce. » Cela m’a fait rire. J’y ai repensé plus d’une fois, depuis. Julien aimait la vie. Il avait été le premier de la famille à acheter une automobile. C’était une Stutz Bearcat. Nous parcourions toute La Nouvelle-Orléans. Il trouvait ça merveilleux !
« Il s’asseyait à l’avant à côté du conducteur c’était moi qui conduisais, bien sûr enveloppé dans une couverture, avec ses lunettes, riant comme un enfant pendant que je tournais la manivelle. C’était follement amusant ! Stella aussi aimait cette voiture. J’aimerais l’avoir aujourd’hui. Mary Beth me l’a proposée mais je l’ai refusée. Je ne voulais pas en prendre la responsabilité, je suppose. J’aurais dû accepter.
« Mary Beth l’a donnée plus tard à l’un de ses amants, un jeune Irlandais qu’elle avait engagé comme cocher. Il n’y connaissait absolument rien aux chevaux, je me rappelle. Je crois qu’il est devenu agent de police, après. Je sais qu’elle lui a donné la voiture parce que je l’ai rencontré un jour. Nous avons discuté et il m’en a parlé. Oui, Julien aimait la vie. Il n’a jamais vraiment été vieux.
« Julien m’a parlé de sa vie avec sa sœur Katherine avant la guerre. Il avait joué avec elle les mêmes tours qu’avec Mary Beth plus tard. Mais il n’y avait pas de Storyville à l’époque. Ils allaient à Gallatin Street, là où se trouvaient les bars les plus chauds de la ville. Katherine s’habillait en jeune marin et elle mettait un bandage sur sa tête pour cacher ses cheveux. « Elle était adorable, m’a dit Julien. Tu l’aurais vue ! Ce Darcy Monahan l’a détruite. Elle lui a vendu son âme. Je te le dis, Richard. Si un jour tu veux vendre ton âme à quelqu’un, ne la vends pas à un être humain. Tu ferais une bien mauvaise affaire. »
« Julien disait des choses très bizarres. Quand je suis arrivé dans la maison, Katherine était déjà une vieille femme éteinte et folle. Complètement folle ! Elle passait son temps à radoter. Elle restait assise sur un banc, dans le jardin de derrière, et parlait des heures à son défunt mari, Darcy. Ça dégoûtait Julien. Sa religion aussi. Et je crois qu’elle avait de l’influence sur Carlotta. Mais je n’en suis pas sûr. Carlotta allait avec elle à la messe de la cathédrale.
« Un jour, je me souviens, Carlotta a eu une dispute terrible avec Julien. Mais je n’ai jamais su à quel propos. Julien était un homme si doux. Il était facile de l’aimer. Mais cette enfant ne pouvait pas le supporter. Donc, ils hurlaient en français dans la bibliothèque. Je n’ai pas compris le moindre mot. Finalement, Julien est sorti, les larmes aux yeux, et il est monté. Il avait une coupure au visage et pressait son mouchoir dessus. Je crois que cette petite peste l’avait frappé. C’est la seule fois que je l’ai vu pleurer.
« Cette odieuse Carlotta était d’une froideur ! Elle l’a regardé monter l’escalier puis elle a dit qu’elle sortait devant la maison pour attendre le retour de son père. Mary Beth était là. Elle lui a dit : « Tu vas l’attendre longtemps parce que, à l’heure qu’il est, il doit être complètement ivre à son club. Et on ne le mettra pas dans une voiture avant 10 heures. Alors tu ferais mieux de mettre un manteau. »
« Elle ne l’avait pas dit méchamment mais avec une certaine indifférence, comme toujours. Mais vous auriez vu la façon dont la petite fille regardait sa mère. Je crois qu’elle lui reprochait l’alcoolisme de son père. Elle avait bien tort. Un homme comme Daniel McIntyre aurait été ivrogne même marié à la Vierge Marie.
« Mais Carlotta n’a jamais compris. Je crois que Lionel et Stella avaient compris, eux. Ils aimaient tous les deux leurs parents. Du moins est-ce l’impression que j’ai toujours eue. Je crois que parfois Lionel était un peu embarrassé par son père. Mais c’était un bon garçon, très aimant. Quant à Stella, elle adorait son père et sa mère.
« Ah, ce Julien ! Je me souviens que la dernière année il a fait la chose la plus condamnable qui soit. Il a emmené Lionel et Stella dans le quartier français pour leur faire voir des choses… indécentes, pourrait-on dire. Ils n’avaient pas plus de dix et onze ans ! Je ne blague pas ! Et vous savez, je ne crois pas que c’était la première fois. C’était seulement la première fois qu’il n’avait pas réussi à me le cacher. Il avait fait habiller Stella en matelot et elle était vraiment mignonne. Ils avaient fait une virée toute la nuit et il leur avait montré les clubs chics. Mais il ne les avait pas fait entrer, quand même. Même lui ne serait pas allé jusque-là. En tout cas, ils avaient bien bu, je peux vous l’assurer.
« Je ne dormais pas quand ils sont rentrés. Lionel était calme, comme d’habitude. Mais Stella était surexcitée à cause de tout ce qu’elle avait vu. Nous nous sommes assis sur les marches et nous avons discuté sans bruit bien longtemps après que Lionel eut aidé Julien à monter dans sa chambre.
« Stella et moi avons ouvert une bouteille de Champagne dans la cuisine. Elle disait qu’elle avait l’âge de prendre quelques verres et elle ne m’a pas écouté quand j’ai voulu l’en empêcher. Tous les trois, avec Lionel, nous étions en train de danser dans le patio quand le soleil s’est levé. Stella s’essayait au ragtime. Elle l’avait vu danser pendant leur virée. Elle disait que Julien allait les emmener en Europe et dans le monde entier. Évidemment, il ne l’a jamais fait. Je crois qu’ils ne connaissaient pas l’âge réel de Julien. Pas plus que moi d’ailleurs. Quand j’ai vu l’année 1828 inscrite sur sa pierre tombale, j’ai reçu un choc. Mais j’ai compris bien des choses sur lui à ce moment-là. Il avait vu passer presque un siècle…
« Stella aurait dû vivre aussi vieille que lui, c’est sûr. Elle m’a dit un jour quelque chose que je n’oublierai jamais. C’était longtemps après la mort de Julien. Nous déjeunions au Court of the Two Sistors. Elle avait déjà Antha et elle ne se souciait pas de se marier. Elle m’a dit que Julien avait examiné la paume de sa main et lui avait prédit qu’elle vivrait aussi longtemps que lui et que ce serait une longue vie.
« Et voilà qu’elle s’est fait tuer par Lionel alors qu’elle n’avait même pas trente ans ! Seigneur ! Mais, vous savez, c’est Carlotta qui était derrière tout ça. »
Llewellyn n’était plus très cohérent. Je le pressai sur la question de Carlotta et de la mort de Stella mais il ne voulut rien entendre. Il commençait à prendre peur. Il revint sur le sujet de l’« autobiographie » de Julien et son désir de l’obtenir. Il aurait donné n’importe quoi pour entrer dans la maison et mettre la main dessus, si le manuscrit était toujours dans la chambre d’en haut, évidemment. Mais tant que Carlotta était là-bas, il n’avait aucune chance d’y parvenir.
Désireux de ne perdre aucune occasion, je demandai à Llewellyn s’il se passait des choses étranges dans cette maison, des événements surnaturels. (C’est-à-dire, autres que le pouvoir de Julien de provoquer des apparitions.)
Sa réaction à ma question concernant un fantôme fut très vive.
— Oh, ça ! dit-il. C’était horrible, vraiment horrible. Je ne veux pas en parler. D’ailleurs, ce devait être le fruit de mon imagination.
Je l’aidai à remonter dans son appartement au-dessus de la boutique. Il ne cessait pas de me répéter que Julien lui avait laissé de l’argent pour acheter l’immeuble et ouvrir sa boutique. Julien savait qu’il adorait la poésie et la musique et qu’il détestait son travail de secrétaire. Il avait voulu l’affranchir et c’était chose faite. Mais ce que Llewellyn convoitait par-dessus tout, c’était l’autobiographie de Julien.
Lorsque je tentai de lui parler à nouveau quelques jours plus tard, il fut poli mais circonspect. Il s’excusa d’avoir été si ivre et d’avoir tant parlé, tout en reconnaissant que cela lui avait fait plaisir. Je ne réussis pas à l’inviter une nouvelle fois à déjeuner ni à me reparler de Julien Mayfair.
Les six mois qui suivirent, je m’arrêtai un certain nombre de fois à sa boutique. Je lui posai un las de questions sur la famille mais fus incapable de regagner sa confiance. Un jour, je lui demandai ce qu’il pensait des histoires de fantômes qui couraient à propos de la maison de First Street.
Son visage fut parcouru de la même expression que le premier soir où j’avais discuté avec lui. Il détourna les yeux et haussa les épaules en disant :
— Je ne sais pas. C’était peut-être ce qu’on pourrait appeler un fantôme. Je n’aime pas y penser. J’ai toujours cru que c’étaient… mes remords qui provoquaient en moi cette vision.
Brutalement, il changea de sujet.
A chacune de mes visites ultérieures, il se montra courtois mais réservé.
Au printemps 1959, après que je l’eus pressé – un peu trop, peut-être –, de parler, il me dit que les Mayfair étaient une famille dure et bizarre.
— Je ne veux pas me les mettre à dos, dit-il. Cette Carlotta Mayfair est un vrai monstre.
Il avait l’air très mal à l’aise.
Je lui demandai si elle lui avait causé des ennuis. Ce à quoi il répondit qu’elle en causait à tout le monde. Je me sentis alors obligé de lui avouer que je connaissais Carlotta Mayfair, qu’elle me connaissait aussi et se souciait peu de moi. Elle savait que je m’intéressais à l’histoire de sa famille.
— Mais je ne lui ai jamais dit que j’avais parlé avec vous. C’est hors de question. Je ne me permettrais jamais de répéter à quiconque ce que vous m’avez confié.
Il ne parut pas particulièrement soulagé ni impressionné par mon affirmation. Il semblait distrait, troublé. Puis il me dit une chose vraiment singulière que j’écrivis dès mon retour à l’hôtel. Il dit qu’il n’avait jamais cru à la vie après la mort mais que, quand il pensait à Julien, il était convaincu qu’il existait encore quelque part.
— Vous devez me prendre pour un fou mais c’est pourtant la vérité. La nuit qui a suivi notre rencontre, je jurerais avoir rêvé de lui. Il m’a dit plein de choses. A mon réveil, je ne me rappelais plus très bien mon rêve mais je sentais qu’il ne voulait plus que je vous parle. Cela m’ennuie de vous en parler quand même mais… j’ai le sentiment de devoir vous le dire.
Je l’assurai que je le croyais. Il poursuivit en disant que dans son rêve Julien était différent de celui qu’il avait connu. Quelque chose en lui avait complètement changé.
— Il semblait plus sage, plus gentil, et il ne faisait pas vieux… sans faire vraiment jeune, non plus. Je n’oublierai jamais ce rêve. Il semblait… réel. Je jurerais que Julien était au pied de mon lit et je me rappelle une chose précise. Il m’a dit que certaines choses étaient prédestinées mais qu’elles pouvaient être empêchées.
— Quelle sorte de choses ? lui demandai-je.
Il hocha simplement la tête. Malgré mon insistance, je ne pus rien tirer de lui. Il reconnut uniquement qu’à son avis Julien ne lui avait fait aucun reproche quant à notre conversation. Mais il avait le sentiment qu’il était encore là et il se sentait déloyal. Par la suite, je ne réussis jamais à lui faire répéter cette histoire.
Je le vis pour la dernière fois fin 1959. Il avait terriblement vieilli, une sorte de tremblement agitait sa bouche et sa main gauche et il avait du mal à articuler.
Au début, je crus qu’il ne me remettait pas. Puis il me reconnut et commença à s’agiter.
— Venez avec moi dans l’arrière-boutique, me dit-il.
Péniblement, il essaya de se lever de son siège et je dus l’aider. Il tenait à peine sur ses jambes. Nous passâmes une porte barrée par un rideau poussiéreux et entrâmes dans une petite réserve. Il s’arrêta net, comme s’il venait d’apercevoir quelque chose. Je ne vis rien du tout.
Il émit un petit rire singulier et fit un geste vague de la main. Puis il prit une boîte dans ses mains tremblantes et en sortit une pile de photos, toutes de Julien. Il me les tendit. On aurait dit qu’il voulait me dire quelque chose mais qu’il ne trouvait pas ses mots.
— Je ne peux pas exprimer ce que ces photos représentent pour moi, lui dis-je.
— Je sais, répondit-il. C’est pour cela que je vous les donne. Vous êtes la seule personne qui ait jamais compris Julien.
Je me sentis horriblement triste. L’avais-je compris ? Sans doute. Llewellyn avait permis que Julien prenne vie sous mes yeux. C’était un homme séduisant.
— A-t-il souffert quand il est mort ? demandai-je.
Llewellyn réfléchit puis secoua la tête.
— Non, pas vraiment. Sa paralysie lui était un peu pénible, bien sûr. Comme pour n’importe qui. Mais il adorait les livres. Il lisait tout le temps. Il est mort tôt dans la matinée. Je le sais parce que je suis resté auprès de lui jusqu’à 2 heures du malin. Après, j’ai éteint la lumière et je suis descendu. Vers 6 heures, une tempête m’a réveillé. Il pleuvait si fort que la pluie cognait sur les rebords des fenêtres. Dehors, les branches de l’érable faisaient un raffut de tous les diables. J’ai couru dans la chambre de Julien. Son lit était sous la fenêtre.
« Figurez-vous qu’il avait réussi à se redresser pour ouvrir la fenêtre. Je l’ai trouvé mort, les yeux fermés, sur l’appui de la fenêtre, comme s’il avait voulu respirer de l’air frais avant de pousser son dernier soupir. La scène aurait été très paisible s’il n’y avait eu cette tempête, la pluie qui tombait sur lui et même des feuilles qui rentraient dans la pièce. On a dit plus tard qu’il avait eu une attaque fatale et tout le monde s’est demandé comment il avait pu ouvrir la fenêtre. Je n’ai rien dit mais j’ai pensé…
— Oui ? le pressai-je.
Il haussa les épaules et reprit d’une voix mal assurée.
— Mary Beth est devenue folle quand je l’ai appelée. Elle l’a attrapé et l’a remis sur son lit. Elle l’a même giflé. « Réveille-toi, Julien. Ne m’abandonne pas ! » J’ai eu toutes les peines du monde à refermer la fenêtre. Alors un des vantaux s’est rouvert brusquement. C’était atroce !
« Et puis cette horrible Carlotta est montée avec les autres, qui voulaient l’embrasser une dernière fois. Millie, la fille de Rémy, nous a aidés à arranger les couvertures. Mais Carlotta refusait de s’approcher et de nous aider. Elle était sur le palier, les mains jointes, comme une religieuse, et fixait la porte des yeux. Et Belle, cet adorable petit ange. Elle est arrivée avec sa poupée et s’est mise à pleurer. Puis Stella est montée sur le lit et s’est étendue à côté de Julien en posant une main sur sa poitrine.
Llewellyn sourit en hochant la tête puis se mit à rire doucement, comme s’il se rappelait un détail attendrissant. Il dit quelque chose que je ne compris pas puis se racla la gorge avec difficulté.
— Stella… Tout le monde l’adorait sauf Carlotta. Carlotta n’a jamais…
Je le pressai de continuer et évoquai le sujet du fantôme. Des tas de gens disaient que la maison était hantée.
Je ne sais s’il me comprit. Il retourna s’asseoir à son bureau et, alors que j’étais convaincu qu’il m’avait complètement oublié, il dit qu’il y avait quelque chose dans la maison mais ne savait pas comment l’expliquer.
— Il y avait des choses…, dit-il avec un air dégoûté. Et je jurerais qu’ils étaient tous au courant. Parfois, c’était juste une impression…, l’impression que quelqu’un nous observait tout le temps. J’en ai parlé à Julien. Je lui ai dit que la chose était dans la chambre avec nous, que nous n’étions pas seuls et qu’elle… nous regardait. Mais il s’est mis à rire et m’a dit que j’étais trop timoré. Mais je jurerais que la chose était là ! Elle venait quand Julien et moi… étions… ensemble.
— Vous avez vu quelque chose ?
— Seulement à la fin.
Il dit autre chose que je ne compris pas. J’insistai et il secoua la tête en pinçant les lèvres.
— Ce devait être mon imagination, reprit-il dans un murmure. Mais les jours qui ont précédé la mort de Julien, la chose était tout le temps là, dans son lit.
Il prit un air renfrogné, ses yeux m’observant de dessous ses sourcils broussailleux.
— Terrible, terrible…, marmonna-t-il encore en tremblant.
— Vous l’avez vue ?
Il détourna son regard. Je lui posai plusieurs autres questions mais je savais que je l’avais perdu. Lorsqu’il reprit la parole, je distinguai péniblement qu’il parlait des autres, qui étaient au courant mais faisaient comme si de rien n’était.
Puis il me regarda à nouveau et dit :
— Ils ne voulaient pas que je sache qu’ils savaient. Ils étaient tous au courant. Tous. J’ai dit à Julien : « Il y a quelqu’un d’autre dans cette maison et tu le sais. Tu sais ce qu’il aime, ce qu’il veut et tu ne veux pas me l’avouer. » Et il m’a répondu : « Allez, viens, Richard ! » Puis il a usé de tout son… pouvoir de persuasion, pour ainsi dire, pour que je n’y pense plus. Vous voyez ce que je veux dire ? Mais la dernière semaine, cette horrible dernière semaine, la créature était là, dans le lit. J’en suis sûr. J’étais assis sur la chaise, je me suis réveillé et je l’ai vue. C’était le fantôme d’un homme et il faisait l’amour à Julien. Mon Dieu ! Quel spectacle ! Car vous voyez, je savais que ce n’était pas réel. Pas du tout. C’était impossible. Et pourtant, je le voyais.
Il détourna les yeux, le tremblement de sa bouche s’accentuant. Il essaya de tirer un mouchoir de sa poche. Je ne savais pas si je devais l’aider.
Puis il hocha la tête et me dit qu’il ne pouvait plus parler. Il semblait à bout de forces. Il me dit qu’il ne restait plus à la boutique toute la journée et qu’il allait bientôt remonter. Je le remerciai vivement pour les photos et il murmura que oui, il était content que je sois venu, qu’il m’avait attendu pour me les donner.
Je n’ai jamais revu Richard Llewellyn. Il est mort environ cinq mois après notre dernière entrevue. Il a été enterré au cimetière La Fayette, non loin de Julien.
Il était 2 h 10 du malin. Michael interrompit sa lecture parce que ses yeux se fermaient tout seuls et qu’il devait absolument dormir un peu.
Il resta un bon moment assis sans bouger, scrutant le dossier qu’il venait de refermer. Il fut surpris par les petits coups frappés à la porte.
— Entrez !
Aaron entra calmement. Une robe de chambre en soie matelassée, nouée à la taille, recouvrait son pyjama.
— Vous avez l’air fatigué, dit-il. Vous devriez vous coucher.
— Je sais. Quand j’étais jeune, il me suffisait d’un bon café pour rester éveillé. Plus maintenant. Je n’arrive pas à garder les yeux ouverts.
Il s’appuya contre le dossier de son siège, prit une cigarette dans sa poche et l’alluma. Le besoin de dormir se fit soudain si fort qu’il ferma les yeux et laissa presque sa cigarette tomber de ses doigts. Mary Beth, songea-t-il. Tellement de questions…
Aaron s’installa dans le fauteuil à oreillettes dans un coin de la pièce.
— Rowan a annulé son vol de minuit. Elle ne sera pas là avant demain après-midi.
— Comment faites-vous pour savoir tant de choses ? demanda Michael d’une voix ensommeillée.
Mais ce n’était pas la question qui le préoccupait le plus. Il tira une autre bouffée de cigarette et regarda l’assiette de sandwiches devant lui. Il n’y avait pas touché.
— C’est bon, dit-il. Si je me lève à 6 heures et que je lis tout d’un trait, j’aurai fini demain soir.
— Et puis nous parlerons. Nous aurons beaucoup de choses à nous dire avant que vous retrouviez Rowan.
— Je sais, croyez-moi. Aaron, qu’est-ce que je viens faire dans tout ça ? Pourquoi ai-je vu cet homme depuis que je suis gamin ? Avez-vous peur de cet esprit ?
— Oui, bien sûr, répondit Aaron sans la moindre hésitation.
Michael fut surpris.
— Vous y croyez, alors ? Et vous, vous l’avez vu ?
— J’y croyais avant de l’avoir vu. Mes collègues l’ont vu et ils ont raconté ce qu’ils avaient vu. En tant que membre aguerri du Talamasca, j’ai accepté leurs témoignages.
— Alors vous reconnaissez que cette chose peut tuer ?
Aaron réfléchit un moment.
— Écoutez, autant vous le dire tout de suite. Et essayez de vous le rappeler. Cette chose peut faire du mal mais elle a tout son temps pour le faire. Ce que j’essaie de vous dire, c’est que Lasher tue par ruse. Il est capable de provoquer des effets physiques, bouger des objets, faire tomber des branches d’arbre, faire voler des pierres, ce genre de chose. Mais il manie ce pouvoir de façon maladroite, voire paresseuse. La ruse et l’illusion sont ses meilleures armes.
— Mais il a poussé Petyr Van Abel dans un tombeau…
— Non, Petyr a été retrouvé dans un tombeau. Ce qui a dû se produire, c’est qu’il y est entré lui-même, dans un état proche de la folie qui l’empêchait de distinguer l’illusion de la réalité.
Michael ne dit rien. Il tira sur sa cigarette, revoyant en pensée la vague déferlante s’écraser sur la falaise d’Océan Beach. Il se revit debout là-haut, son écharpe volant dans le vent, ses doigts glacés.
— En résumé, ne surestimez jamais cet esprit. Il est faible. S’il ne l’était pas, il n’aurait pas besoin des Mayfair.
Michael leva les yeux.
— Redites-moi ça !
— S’il n’était pas faible, il n’aurait pas besoin des Mayfair. Il a besoin de leur énergie. Et quand il attaque, il utilise l’énergie de sa victime.
— Vous venez de me rappeler quelque chose que j’ai dit à Rowan.
— Elle m’a demandé si les êtres que j’avais vus m’avaient fait tomber de la falaise. Je lui ai répondu qu’ils en seraient incapables, qu’ils n’étaient pas assez forts. S’ils étaient assez forts pour faire tomber un homme dans la mer et le faire se noyer, ils n’auraient pas besoin d’apparaître à des gens. Ils n’auraient pas besoin de me confier une mission.
Aaron ne répondit pas.
— Vous voyez ce que je veux dire ?
— Oui. Mais je vois aussi ce qu’elle a voulu dire.
— Elle m’a demandé pourquoi j’étais si certain qu’ils étaient bons. Sa question m’a choqué, mais elle la trouvait logique.
— Sans doute.
— Je sais qu’ils sont bons. (Michael écrasa sa cigarette.) Je sais aussi que c’est Deborah que j’ai vue. Elle veut que je m’oppose à ce Lasher. J’en ai la certitude. Vous vous rappelez ce que Llewellyn vous a dit ? Que Julien lui était apparu en rêve mais qu’il était différent, qu’il était plus sage que quand il était vivant. Eh bien, c’est aussi l’impression que j’ai eue pour Deborah dans ma vision. Elle veut arrêter cet esprit que Suzanne et elle ont introduit dans le monde et dans sa famille !
— C’est là que se pose la question : pourquoi Lasher s’est-il montré à vous ?
— Oui. Nous tournons en rond.
Aaron éteignit la lampe à côté de lui et celle du bureau. Il ne restait plus que la lumière de la table de chevet.
— Je vous ferai réveiller à 8 heures. Je crois que vous aurez terminé votre lecture en fin d’après-midi. Un peu avant, peut-être. Ensuite, nous discuterons et vous pourrez… prendre une décision.
— Vous ne m’avez pas répondu pour hier soir, demanda Michael. Avez-vous vu l’esprit quand il était juste devant moi, de l’autre côté de la barrière ? Oui ou non ?
Aaron ouvrit la porte. Il semblait réticent à répondre.
— Oui, Michael. Je l’ai vu. Très distinctement. Plus que les fois précédentes. Il vous souriait. Il semblait même… vous tendre la main. Comme s’il avait voulu vous dire bonjour. Je dois partir, maintenant. Je vais me coucher. Nous parlerons demain malin.
— Attendez un instant !
— Extinction des feux, Michael.
La sonnerie du téléphone le tira de son sommeil. Le soleil déversait un flot de lumière dans la chambre, de chaque côté de son lit. Pendant un moment, il se sentit complètement désorienté. Rowan venait de lui parler. Elle lui avait dit qu’elle aurait bien voulu qu’il soit là avant qu’on ne referme le couvercle. Mais quel couvercle ? Il vit une main blanche sans vie posée sur de la soie noire.
Il s’assit et aperçut le bureau, la mallette et la pile de dossiers. Il murmura : « Le couvercle du cercueil de sa mère. »
Il regarda le téléphone qui sonnait puis décrocha le combiné. C’était Aaron.
— Descendez pour le petit déjeuner, Michael !
— Est-elle dans l’avion ?
— Elle vient de quitter l’hôpital. Je ne pense pas qu’elle arrive à l’hôtel avant 2 heures. Les obsèques débutent à 3 heures. Si vous ne voulez pas descendre, je vous fais monter quelque chose. Il faut que vous mangiez.
— Oui, faites-moi monter quelque chose. Où ont lieu les obsèques ?
— Chez Lonigan et Fils. Magazine Street.
— Ah oui ! Je connais.
— C’étaient eux qui avaient enterré sa grand-mère, son grand-père et même son père.
— Ne vous inquiétez pas, Aaron, je suis bien ici. Montez me tenir compagnie, si vous le voulez. Mais il faut que je m’y remette.
Il prit une douche rapide, mit des vêlements propres et, en sortant de la salle de bains, trouva son petit déjeuner sous des cloches d’argent, sur un plateau couvert d’un napperon de dentelle. Les sandwiches de la veille avaient disparu et le lit était fait. Des fleurs fraîches avaient été posées près de la fenêtre. Il sourit et hocha la tête. Il entraperçut Petyr Van Abel dans une jolie chambre de la maison mère d’Amsterdam, au XVIIe siècle… Il se demanda s’il était maintenant considéré comme un membre de l’ordre, si on allait lui imposer toutes les contraintes de sécurité et de secret. Et que penserait Rowan de tout cela ? Il avait tant de choses à expliquer à Aaron concernant Rowan…
Il but sa première tasse de café de la journée, ouvrit le dossier suivant et se mit à lire.